Barbara Balzerani, Laisse la mer entrer

Il est des livres dont il est difficile de parler. Laisse la mer entrer en fait assurément partie.

A travers trois femmes, Barbara Balzerani couvre l’histoire mouvementée du XXe, dans une perspective italienne. Au début du siècle, la famille vit chichement du travail de la terre. Les hommes s’en vont au champ, parfois à la guerre ou en Amérique. Les femmes assurent toutes les corvées de la maison et ne ménagent pas leur peine du petit matin jusqu’au soir. L’arrière-grand-mère de la narratrice, vaillante malgré son âge avancé, prône le respect de la terre et la prie pour de belles récoltes. « Elle disait que quand le soleil apparaît, c’est bien dommage de ne pas se presser pour aller le saluer ».

Mais la mère de la narratrice espère un autre avenir, entrevu grâce à un enseignant engagé. Elle trouvera celui-ci dans l’Italie industrielle, en faisant un travail dangereux à l’usine. « Il s’acheminèrent vers le Latium, à un endroit où une nouvelle usine avait poussé grâce à la guerre. »

La narratrice accuse sa mère d’avoir quitté un esclavage pour un autre, lui reproche la petitesse de ses ambitions. Se vendre pour une cuisine américaine en formica, cela paraît impensable. Mais, c’est oublier que la mère garantit les repas jour après jour avec son labeur abrutissant. Avant, la famille pouvait s’échiner pendant des mois et tout perdre en cas de gel. La voie épousée par la mère n’est pas celle de l’émancipation et de la liberté dont elle rêvait peut-être enfant, mais le fragile équilibre auquel elle est parvenue ne mérite sans doute pas le mépris de sa fille, pour qui beaucoup de choses sont désormais acquises.

La narratrice, elle, a la révolte en tête et est sensible aux discours communistes. Tout cela pour, à la fin, à travers une rencontre spectaculaire avec la beauté brute de la mer, se rendre compte de la sagesse de son aïeule. « Deux pas encore vers la balustrade et je me retrouve suspendue au-dessus de l’eau, dans un monde d’une autre consistance », puis, « Le dieu marché a balayé des siècles de savoir en même temps que le Panthéon de l’Antiquité. »

Le roman est moins l’histoire de ces femmes, dont ont sait au final bien peu de choses, que l’histoire brutale de l’Italie à travers le siècle dernier. Le passage d’un monde paysan à un pays industrialisé, la dépendance aux caprices de la nature puis la soumission au bon vouloir des patrons. Le dur labeur. La difficulté de s’extraire de sa condition. La politique vacillante du pays, avec notamment, l’inquiétante période des chemises noires, qui se heurte à l’attrait des promesses de révolte rouge. Cependant aucun de ces éléments n’est longuement développé, il s’agit plus de suggestions, d’allusions à quelques évènements. Un condensé d’histoire italienne en quelque sorte. La langue est précise, l’analyse révélatrice de l’engagement politique de l’autrice avec, à la clef, une réflexion lucide et pleine d’humilité sur le rapport de force entre la terre et les hommes. Un texte intéressant, même je suis restée un peu en dehors, en raison de la démarche qui vise à faire des femmes des allégories de leur époque, à travers un certain prisme politique, plutôt que des héroïnes de chair et d’os.

110 p

Barbara Balzerani, Laisse la mer entrer, 2014 (2020 en France)

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