Virginia Woolf fait partie des auteurs qui me fascinent et peut-être est-elle celle qui m’intrigue le plus. Je connais encore mal son oeuvre dense, ambitieuse, parfois assez insaisissable : d’elle je n’ai lu que, dans l’ordre de lecture, To the Lighthouse, Mrs Dalloway, La Scène Londonienne, les premiers chapitres de L’Art du Roman et l’essai Une Chambre à soi (j’ai également lu quelques pages de Orlando et les premiers chapitres de La Chambre de Jacob que je projette de reprendre depuis des mois). Ce que j’aime chez Woolf mais qui me fait aussi souvent remettre mes lectures à plus tard, c’est qu’il s’agit d’une lecture exigeante : Woolf crée un univers à soi, plutôt troublant au premier abord, et si l’on ne lui consacre pas suffisamment d’attention, si les petits riens de la vie viennent polluer la lecture, alors il ne s’agira sans doute que d’une rencontre manquée. C’est un peu comme essayer de lire Proust dans un métro bondé : désespérant.
J’ai donc profité d’un séjour en Grèce pour lire Nuit et Jour, mon compagnon de voyage au cours de ces dix jours où, si je n’ai pas passé mes journées à lire (loin de là), j’ai trouvé refuge dans ce roman avec un immense sentiment de félicité à chaque fois qu’une pause me le permettait. J’associerai sans doute toujours Nuit et Jour à la traversée des Cyclades en ferry, aux charmantes plages de Sifnos et à quelques moments perdus lors de ce très beau voyage.
Si je vous raconte ma vie au demeurant follement passionnante, je n’en doute pas, c’est avant tout parce que ce roman est pour moi associé à une atmosphère spécifique bien difficile à retraduire. Ce livre m’a fait l’effet d’une pluie d’impressions : j’entends par là les impressions produites sur les personnages par le quotidien, par quelques échanges. C’est aussi une lecture qui me touche personnellement car je me suis énormément retrouvée dans ce livre : j’avais ainsi parfois le sentiment de me noyer dans le questionnement incessant des personnages, tandis qu’à d’autres moments je trouvais un semblant de réponse (était-ce du réconfort ?) dans les chemins qu’ils empruntaient. J’ai trouvé chez Ralph et Katherine deux âmes soeurs, soumises comme moi à des volontés impérieuses et incontrôlables qui régulièrement les arrachent à la terne réalité et les conduisent dans des mondes parallèles, façonnés à leur goût ; j’ai également suivi avec angoisse la définition progressive du rapport au travail de Ralph (qui travaille par nécessité et souffre de ce que son métier l’éloigne de ce qui réellement l’intéresse) et de Mary (qui voit dans le travail une manière de s’émanciper et de trouver une raison d’être, aussi pragmatique soit-elle).
Deuxième roman de Virginia Woolf, Nuit et Jour met en scène quatre jeunes gens : Katherine Hilbery, petite fille d’un écrivain célèbre approchant de la trentaine, dont on attend un beau mariage et qui, quant à elle, souhaite gagner une liberté qui lui permettrait de faire ce qu’elle aime réellement (car se consacrer aux mathématiques et à l’astronomie dans une famille de littéraires est tout à fait impossible) ; Mary Datchet, fille de pasteur, travaille dans une association militant pour l’obtention du droit de vote pour les femmes et rencontre régulièrement d’autres jeunes gens éclairés visant à changer le monde ou à parler art et littérature ; Ralph Denham, fils aîné d’une famille nombreuse d’origine modeste, est voué à une carrière d’avocat prometteuse… mais l’idée de bénéficier de ce confort petit bourgeois dans quelques années et de subvenir aux besoins de sa famille ne le satisfait pas, car il aspire à d’autres activités plus littéraires ; enfin William Rodney, amoureux de Katherine, apparaît d’abord comme un petit bourgeois obséquieux et ridicule, mais dévoile rapidement un caractère complexe, plus généreux, intelligent et torturé qu’il n’y paraît à première vue – un personnage qui reste malgré tout à mes yeux profondément égoïste et perdu par son souci des conventions. Au fil du récit, ces personnages vont se croiser et apprendre par ces rencontres à mieux définir leurs désirs pour trouver enfin l’équilibre et plus simplement, se découvrir eux-mêmes.
Comme l’indique Camille Laurens dans sa préface, ce roman est de facture plus classique : plus abordable que d’autres textes de Virginia Woolf, il n’est pas sans évoquer Jane Austen de par l’analyse des sentiments qui y est faite (mais on ne retrouve pas tant l’humour et l’ironie d’Austen, tandis que ce roman édouardien met quant à lui un pied dans la modernité, avec des personnages aux moeurs beaucoup plus libres et une approche de leurs pensées intimes assez romanesque… peut-être justement plus universelle et moins marquée par une certaine époque). J’ai été séduite par l’époque décrite : Katherine me paraît infiniment moderne et libre par rapport aux jeunes filles du XIXe et même, à celles d’autres textes de la même époque, à travers la possibilité qu’elle a de sortir comme bon lui semble sans chaperon dans les rues de Londres, de ramener des amis chez elle, de s’absenter en plein milieu d’une soirée en famille. J’ai également été charmée par le personnage fantasque qu’est Mrs Hilbery (à qui Katherine ressemble davantage qu’elle ne semble l’imaginer) : incapable de mener un projet à bien, Mrs Hilbery vit dans l’ombre de son père, célèbre poète ; comme moi elle fait une fixation sur certains auteurs… dans son cas il s’agit de Shakespeare, qu’elle évoque à tout moment et dont elle va voir la tombe à Stratford-Upon-Avon (par contre je ne comprends pas d’où lui viennent ces fleurs cueillies sur la tombe de Shakespeare, car la tombe du Barde se situe à l’intérieur de l’église locale) ; elle semble vivre dans une aute réalité, se trompe de pièce, se perd en ville comme à la maison et paraît ne pas prêter attention au monde qu l’entoure, mais la fin montre qu’elle est en réalité très perspicace et surtout, que sa grande sensibilité littéraire n’est pas vaine et lui a ouvert les yeux sur beaucoup de choses ayant échappé aux autres.
Je pourrais parler indéfiniment de ce roman alors que je ne savais pas encore ce matin comment l’aborder. Je lui reconnais des maladresses et comme le dit très bien Lilly, on sent bien que Virginia Woolf ne parvient pas tout à fait à atteindre ses objectifs : le monde si particulier qu’elle crée reste encore un peu confus et le roman mélange les influences littéraires (alors que ses romans ultérieurs sont absolument uniques, celui-ci m’a fait penser aussi bien à ceux d’autres membres du groupe Bloomsbury qu’à Austen, et plusieurs passages me rappellent très clairement The Rector’s daughter de Flora Mayor, roman merveilleux que je vous conseille vivement). Malgré tout cela reste un immense bonheur de lecture et, à titre personnel, un roman qui m’a beaucoup marquée.
Les avis de : Allie, Lilly, Dominique, Le Pandemonium littéraire, Ivredelivres, Perrine
Merci encore à Jérôme de chez Points pour ce beau moment passé en compagnie de Virginia Woolf.
A noter que le challenge Virginia Woolf, que j’ai un peu délaissé, se poursuit : n’hésitez pas à participer (un billet ou plus selon les humeurs, l’envie du moment…).
536 p (qu’on ne voit pas passer)
Virginia Woolf, Nuit et Jour, 1919
Challenge God save le livre : 17 livres lus
Commentaires
Écrit par : rachel | 26/09/2011
Excellent billet. Tu me donnes envie de réessayer de plonger dans son univers que j’avais délaissé.
Écrit par : melodie | 26/09/2011
Mais ton article me donne envie d’oser !
Écrit par : Eiluned | 26/09/2011
Écrit par : Titine | 26/09/2011
Écrit par : maggie | 26/09/2011
Le moins qu’on puisse dire, c’est que ta critique donne infiniment envie de s’y mettre!
Écrit par : Emilie | 26/09/2011
En fait, j’aime beaucoup ton avis, je m’y retrouve, même si je pense que Woolf n’est pas parvenue à ce qu’elle voulait faire.
Écrit par : Lilly | 26/09/2011
Écrit par : Perrine | 26/09/2011
Écrit par : niki | 26/09/2011
Écrit par : keisha | 27/09/2011
Écrit par : maijo | 27/09/2011
Je pense que je vais perséverer, mais peut être plus tard, ou alors seulement en français… bien que j’ai un a priori sur les classiques anglais, a priori basé quand même sur une réalité : je me suis pas mal ennuyée dans les derniers classiques anglais que j’ai lu (a savoir Rebecca et Pride & Prejudice)…
Écrit par : Emeraude | 27/09/2011
@ Melodie : Je suis ravie de t’avoir donné envie, moi aussi j’ai trop délaissé Virginia Woolf… j’attendais un congé pour la lire car quand j’ai enfin du temps pour moi à 21h je suis en général trop fatiguée pour lire quoi que ce soit de vraiment sérieux. Peut-être devrais-tu commencer avec un de ses premiers romans ou ses essais, très agréables à lire ?
@ Eiluned : j’espère que tu oseras du coup 🙂 « The hours » m’a fait l’effet inverse… et j’aimerais beaucoup avoir sa correspondance avec Vita Sackville West (j’ai celle avec Lytton Strachey dont j’aime bien la biographie de la reine Victoria, très personnelle…).
@ Titine : comment ? tu veux le lire ? 🙂 Pas de souci je te le passe, il sera dans les caisses de déménagement de Mr Lou.
@ Maggie : le challenge court indéfiniment, il me sert de vague fil conducteur et c’est l’occasion de partager des découvertes mais la littérature est comme le bon vin : il faut aussi prendre son temps pour l’apprécier… ce précepte me semble tout indiqué pour Mrs Woolf ! J’ai beaucoup aimé « Une chambre à soi » également, peut-être que ce roman te séduirait davantage ?
@ Emilie : je suis heureuse de te donner un peu envie de la lire… Je pense que c’est un bon titre pour commencer en effet… si comme moi tu aimes beaucoup l’époque concernée tu prendras beaucoup de plaisir à la lecture… je sais que j’avais beaucoup aimé « la promenade au phare » mais c’est une lecture déstabilisante et j’aurais tendance à recommander un texte plus classique d’abord.
@ Lilly : J’adore ces éditions du Point à couverture épaisse, un vrai plaisir pour le lecteur ! Effectivement je crois que j’ai davantage aimé mais ce roman faisait résonner beaucoup de choses en moi… je suis d’accord avec toi, on sent qu’elle cherche à créer quelque chose d’unique mais qu’elle n’y parvient pas complètement. Heureuse de pouvoir échanger sur Woolf en tout cas 🙂
@ Perrine : Je ne savais pas comment commencer mon billet et après avoir commencé je ne savais plus m’arrêter 🙂 Difficile d’en parler, au final c’est pour cela que je l’ai associé à quelque chose de plus personnel, qui retraduisait plus fidèlement pour moi la manière dont j’avais vécu cette lecture. J’ajoute un lien vers ton billet !
@ Niki : tu n’as pas à hésiter 🙂
@ Keisha : je croyais qu’il s’agissait de « the Uncommon reader », je me mélange les pinceaux ! J’en ai aussi en VO en attente et j’avais commencé à la lire en anglais… je continuerai moi aussi petit à petit mes découvertes 🙂
@ Maijo : tout à fait d’accord avec toi 🙂 Un auteur qui se mérite mais qui apporte énormément à ses lecteurs…
@ Emeraude : ce qui m’a surtout paru étrange et déstabilisant quand j’ai commencé à la lire (en anglais d’abord), c’est qu’elle opère des transitions imperceptibles parfois… je me souviens dans « to the lighthouse » d’un glissement de point de vue entre deux personnages… je ne comprenais pas comment le personnage pouvait subitement avoir changé de lieu avant de comprendre que c’était maintenant l’observateur ou l’observé qui avait pris la parole. J’ai vraiment beaucoup aimé « Une chambre à soi », sur l’écriture et la condition féminine… peut-être te plairait-il davantage. Et « Nuit et jour »dont je parle ici est plus abordable. Evidemment je m’y retrouve aussi beaucoup car j’adore cette époque et cette atmosphère… et les classiques anglais sont mes livres de prédilection (« Pride and Prejudice » que tu cites est mon roman préféré à ce jour). J’espère que tu tomberas sous le charme de Woolf ou d’autres classiques anglais (dit-elle avec beaucoup d’objectivité:)).
Écrit par : Lou | 27/09/2011
Écrit par : gambadou | 27/09/2011
mais pour le livre, l’idee des 3 femmes au travers d’un livre…tout simplement genial!
Écrit par : rachel | 28/09/2011
Écrit par : L’or des chambres | 28/09/2011
@ Rachel : je ne trouve pas que cela se ressente dans ses livres, en tout cas ceux que j’ai pu lire… Titine qui passe aussi par ici a détesté le film car contrairement à moi elle connaissait mieux le profil de Virginia Woolf quand le film est sorti et elle a trouvé que cette idée d’une femme maladive et assistée donnait une image catastrophique de Woolf, loin de la réalité. Je ne peux pas trop m’avancer là-dessus car je dois encore lire ses biographies mais dans ses romans et essais on sent au contraire une femme de caractère, indépendante et brillante… c’est ce que j’aime chez elle. Quant à « The hours » j’ai vraiment adoré le principe, la forme… dans le film j’ai moins aimé le personnage de J. Moore mais tout m’avait plu dans le roman, à l’époque je l’ai offert à plusieurs personnes.
@ L’or des chambres : C’est un essai vraiment abordable que j’ai lu d’une traite… il me semble que c’est un excellent choix pour commencer et cela permet en même temps de découvrir la femme avant d’aborder ses romans et nouvelles.
Écrit par : Lou | 29/09/2011
Écrit par : Cleanthe | 29/09/2011
on retrouve tous les thèmes chers à VW mais un peu fades ou trop rapidement évoqués
malgré tout un bon roman
Écrit par : Dominique | 29/09/2011
Écrit par : Voyelle et Consonne | 29/09/2011
Écrit par : Fleur | 29/09/2011
en tout cas c justement ce personnage la qui m’a plu…elle est sortie de cette prison ou tout paraissait si beau…la phrase magique du mari « n’ai crainte je m’occupe de tout, tu n’as qu’a etre heureuse! »…terrible…l’episode de la noyade, quel ressentiment…;o)…
Écrit par : rachel | 30/09/2011
Après avoir un peu lutté avec « Mrs Dalloway », j’ai découvert et aimé Virginia Woolf avec le sublime « Promenade au phare ».
Ton avis sur « Nuit et jour » me tente beaucoup et tout comme Lilly, je trouve la couverture magnifique.
Écrit par : Romanza | 30/09/2011
Écrit par : Romanza | 30/09/2011
Moi aussi j’ai trouvé la couverture superbe, attirante, un appel à la liberté .
Je n’en garderai pas un souvenir impérissable mais c’est resté un bon moment de lecture même si parfois je me suis un peu ennuyée
Écrit par : autour du puits | 30/09/2011
Et puisque je parlais de « Nuit et Jour » qui t’intéresse, peut-être contribueras-tu un peu au challenge Virginia Woolf l’an prochain ? (aucune obligation, un billet ou plus selon les envies :))
@ Dominique : je ne dirais pas fade, le seul reproche que je pourrais faire par rapport à mon expérience de lecture (le côté un peu moins abouti n’a pas gêné ma lecture même si je l’ai bien perçu), c’est le fait d’avoir trouvé quelques passages légèrement longs (une ou deux pages à chaque fois seulement), certains se ressemblant malgré tout un peu (surtout concernant Ralph et ses accès de lyrisme). Une belle expérience de lecture 🙂
@ Voyelle et Consonne : les deux titres que tu cites sont en effet beaucoup plus déstabilisants… personnellement j’ai été surtout surprise par « To the lighthouse », mais peut-être simplement parce qu’il s’agissait de ma première lecture. Sinon je ne peux que te recommander ses essais, très agréables à lire.
@ Fleur : j’ai justement aimé le fait qu’il s’agissait avant tout d’introspection… j’ai aimé voir ces personnages chercher à se définir et à mieux comprendre leurs souhaits dans la vie… peut-être le format plus long t’a-t-il gênée aussi ? C’est un format qui par exemple se prêterait mal à « Mrs Dalloway » à mon avis, mais ici hormis quelques très cours passages je me suis régalée.
@ Rachel : je ne connais pas bien sa biographie mais le peu que j’ai lu me donne l’impression qu’il y avait une belle entente, une franche amitié et beaucoup de respect entre son mari et elle… par ailleurs le film donne l’impression que comme beaucoup de femmes de l’époque elle dépendait du chef de famille, mais je ne crois pas me souvenir d’allusions à leur mode de vie plutôt libre, puisqu’elle a eu des amitiés amoureuses féminines (cequi ne cadre pas trop avec la vision d’une femme soumise à son époux) et que le cercle Bloomsbury n’avait rien de conventionnel.
Contente de t’avoir rassurée:)
@ Romanza : j’ai bien envie de reprendre la lecture de « L’art du roman » pour continuer, et après sans doute un roman, mais je ne sais pas lequel… je suis certaine que ce roman te plairait ! Lien bien rajouté:)
@ Autour du puits : certains passages (vraiment très courts) m’ont paru un peu inutiles mais j’ai l’impression d’être une des lectrices les plus enthousiastes… sans doute parce je me suis retrouvée dans beaucoup de questionnements qui ne me quittent pas au quotidien et m’ont beaucoup assaillie ces derniers temps.
Écrit par : Lou | 01/10/2011
Écrit par : rachel | 01/10/2011
Écrit par : Cléanthe | 01/10/2011
@ Cléanthe : je suis ravie de voir que tu le lis à ton tour, j’espère qu’il te plaira jusqu’à la fin ! Pour les « Européens » ce sera pour commencer le challenge mais non pour aborder James, dont j’ai lu « Une vie à Londres » et « Les dépouilles de Poynton » (sur ce blog dans la colonne littérature anglo-saxonne), ainsi que « Le tour d’écrou » et « Daisy Miller », et une ou deux nouvelles de la Pléiade un peu oubliées. Ayant les deux premiers tomes, je puiserai largement dans cette mine d’or pour le challenge. J’ai assez hâte de lire « les Européens » également, surtout si tu lui trouves quelques ressemblances avec Jane Austen 🙂
Écrit par : Lou | 02/10/2011
Écrit par : rachel | 03/10/2011
Écrit par : Lou | 03/10/2011
Écrit par : rachel | 05/10/2011
ttp://livresdemalice.blogspot.com/2011/11/virginia-woolf-nuit-et-jour.html
Écrit par : Malice | 03/11/2011
Écrit par : Lou | 05/11/2011
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