Serait-ce la fée Austen, les jours pluvieux ou l’arrivée sur mon bureau d’une charmante boîte de petits biscuits aux motifs très anglais ? Toujours est-il que ces derniers temps les Anglaises sont à l’honneur chez moi : Jane Austen, Barbara Pym et Vita Sackville-West, grâce à qui j’ai noirci mon petit carnet lectures rarement utilisé, jetant en vrac des idées, notant mes impressions. Si Toute passion abolie m’a inspirée sur le moment, je ne sais pas encore ce que je vais vous raconter là maintenant tout de suite, amis lecteurs, et c’est ce qui rend la blog’attitude exaltante, formidoublement endiabilée… mais trêve de n’importe quoi, qu’est-ce que ce roman ?
A la mort de son époux, beaucoup auraient pensé que Lady Slane se soumettrait de bonne grâce aux décisions prises par ses enfants. Sans doute vivrait-elle à tour de rôle avec chacun d’entre eux, comme ils le souhaitaient. Pourtant il n’en est rien, et cette douce vieille dame qui toute sa vie a appuyé son époux (premier ministre, vice-roi aux Indes) décide de profiter de ses dernières années pour se retirer, loin de sa famille envahissante et de ses obligations sociales et caritatives. Accompagnée de Genoux, sa fidèle servante française, Lady Slane s’installe dans une petite maison de Hampstead afin de passer son temps libre à se retrouver et revenir paisiblement sur les 88 années qui sont derrière elle.
On pourrait craindre des ingrédients un peu monotones, quelques mamies par-ci, quelques souvenirs par-là, des siestes, le temps qui passe et un roman au final très contemplatif (ce que j’aime aussi à l’occasion mais je m’égare). Que nenni !
Ce livre serait pour moi à l’image d’une araignée qui peu à peu tisse sa toile. Par petites touches délicates, le narrateur enrichit son tableau en choisissant les couleurs les plus subtiles de sa palette, livrant un ensemble complexe aux allures impressionnistes. Plongeons dans les souvenirs, passé qui rejaillit avec l’arrivée d’un nouveau protagoniste, multiplicité des points de vue, des générations, des préoccupations. Chaque élément permet petit à petit de dresser un portrait assez fidèle de Lady Slane. Et cette héroïne peu commune a continué à me fasciner une fois le livre refermé : elle reste malgré tout toujours évanescente et insaisissable, n’ayant livré au lecteur que quelques bribes de sa vie et de ses sentiments. Sans doute aussi parce que pour elle, les aspirations négligées ont au final plus de poids que les choix réellement faits et le parcours. Cette dualité entre la façade et la vie intérieure, secrète, inconnue de tous rend le personnage passionnant – et, paradoxalement sans doute, très réaliste.
Toute passion abolie est un roman séduisant qui regorge de thématiques et permet de réfléchir à l’essence même de la vie, nos désirs, nos choix et leurs conséquences. Sans oublier les valeurs que l’on défend et des difficultés qui peuvent s’opposer à leur mise en pratique (malgré les valeurs bien réelles qui régissent les convictions intimes, les opinions secrètes, l’orientation du caractère de Lady Slane, elle est obligée de faire d’immenses concessions pour des raisons de bienséance).
Quelques passages m’ont particulièrement interpellée :
La relation entre Lady Slane et sa servante Genoux est assez curieuse. Genoux s’occupe de Lady Slane depuis son mariage et lui voue une admiration sans borne. Elle est pourtant comparée avec des objets ou le chat. Malgré son dévouement total et leur vie commune, Lady Slane tarde à songer à Genoux en tant que personne (d’ailleurs, ce nom a-t-il une portée symbolique – « à genoux » ?). Lorsque vient le moment de léguer ses bijoux ou de profiter d’une somme inespérée pour engager quelqu’un qui pourrait soulager la vieille Genoux dans son travail, Lady Slane ne semble jamais avoir à l’esprit sa fidèle compagne. On pourrait légitimement supposer que, en raison de sa condition sociale et de son parcours, l’héroïne considère que les domestiques font partie du paysage et n’est pas habituée à s’interroger sur les individus qu’ils sont en réalité. Cependant, ne serait-ce pas plutôt en raison du côté rêveur et introspectif de Lady Slane ?
De nombreux dialogues sont extrêmement bien rendus. Ceux de la fille la plus désagréable de Lady Slane, Carrie, parviennent à merveille à façonner un personnage hypocrite, intéressé, qui aime régenter son monde tout en gardant toujours le souci des convenances et du qu’en dira-t-on. Avec beaucoup de justesse, les discours de Carrie montrent qu’elle applique toujours son propre système de valeurs aux autres, s’imaginant que tout le monde est intéressé et compte profiter de sa pauvre mère alors que ce portrait s’appliquerait volontiers à elle.
M. Bucktrout ne dit rien. Il n’aimait pas Carrie, se demandant comme une personne si dure et si hypocrite pouvait être la fille d’un être aussi sensible et honnête que sa vieille amie. Jamais il ne lui aurait révélé à quel point la mort de Lady Slane le bouleversait.
« Il y a un monsieur en bas qui vient prendre les mesures du cercueil, si vous voulez », se contenta-t-il d’annoncer.
Carrie le regarda. Elle avait donc eu raison à propos de ce Bucktrout. Un homme sans cœur, manquant de la plus élémentaire décence, incapable de dire un mot sensible sur Mère. Carrie avait été trop généreuse de répéter les compliments du Times sur l’esprit rare de Lady Slane. De toute façon, c’était presque trop aimable pour Mère, qui lui avait joué de tels tours. Elle s’était sentie pleine de noblesse de s’exprimer ainsi, et M. Bucktrout aurait pu ajouter quelque chose en échange. Sans doute avait-il rêvé de soutirer quelque chose à Mère et il avait été déçu. La pensée de la déconfiture de ce vieux requin la consola. Décidément, M. Bucktrout était bien ce genre de personne cherchant à vivre aux crochets d’une vieille dame innocente. Et voilà que pour se venger il faisait venir un acolyte pour le cercueil. (p219)
Ce livre qui m’a semblé au début charmant est beaucoup plus profond qu’il n’y parait à première vue et gagne en intensité vers la fin grâce à la pertinence des remarques, des conversations, des observations personnelles. J’ai beaucoup apprécié la finesse dans le développement des personnages – ce qui est un immense atout puisque j’aime tout particulièrement les romans où la psychologie occupe une place importante.
Je m’attendais à un livre sur le 5 o’ clock tea et j’ai en réalité découvert un roman intelligent qui invite au questionnement. Vous l’aurez compris, amis lecteurs, j’ai beaucoup apprécié ce livre qui parle d’une femme du monde « connue » de toute la bonne société mais curieusement méconnue de tous, à commencer par sa famille. A savourer…
Les avis de Lilly, du Bibliomane et de Lune de Pluie.
221 p
Vita Sackville-West, Toute passion abolie, 1931
Commentaires
Écrit par : Lilly | 17/05/2009
Écrit par : Neph | 17/05/2009
Écrit par : Cécile | 17/05/2009
Écrit par : Sabbio | 17/05/2009
Écrit par : Isil | 17/05/2009
Écrit par : rachel | 17/05/2009
Écrit par : loulou | 17/05/2009
Écrit par : Edelwe | 17/05/2009
Écrit par : liliba | 17/05/2009
Écrit par : Aifelle | 18/05/2009
Écrit par : Dominique | 18/05/2009
Écrit par : Océane | 18/05/2009
Écrit par : Rory | 18/05/2009
Écrit par : mango | 18/05/2009
Écrit par : Karine 🙂 | 18/05/2009
Écrit par : Hambre | 18/05/2009
@ Neph : n’est-ce pas ?;o)
@ Cécile : eh bien non Cécile, je n’ai pas le droit de dire oui car figure-toi qu’à ma giga honte je n’ai pas encore lu Taylor ! J’ai toujours peur de trouver ça trop fleur bleue mais je sais que je me lancerai un jour, car je ne crois pas avoir lu un seul avis négatif, y compris de la part de blogueurs avec qui je partage vraiment beaucoup de goûts ^^
Écrit par : Lou | 18/05/2009
@ Isil : comment peux-tu me dire à moi que Wharton ou James sont ennuyeux ? Lis « The Turn of the Screw » et « Xingu » :o)
Bon sinon effectivement peut-être qu’on peut trouver un petit air mais je trouve l’ensemble plus « frais ». Comparativement, alors que le sujet est plutôt triste, les réflexions nombreuses, le ton est assez léger. Vraiment, pour toi qui apprécies Austen, et tous les Austen, je ne peux pas comprendre pourquoi un auteur comme ça pourrait t’ennuyer. Si tu veux je te le prête avec Gaiman et l’Hôpital et ses fantômes (et des livres de vampires si tu veux).
Écrit par : Lou | 18/05/2009
Écrit par : Lou | 18/05/2009
@ Edelwe et Liliba : laissez-vous tenter alors ^^
@ Aifelle : l’as-tu du coup re-surligné cette fois-ci ?
@ Dominique : je suis heureuse de voir que nous sommes plusieurs à avoir vraiment apprécié ce livre, avec toutes ses excellentes qualités !
@ Océane : yes !! On me la conseille depuis la vague « Angel » :o)
@ Rory : justement je pense continuer avec le livre que tu as lu ! C’est le plus réputé d’ailleurs !
@ Mango : il faut dire que moi aussi je suis un peu folle avec mes Anglaises… mais ça ne date pas d’hier !
@ Karine 🙂 : je confirme et reconfirme !
@ Hambre : merci à toi pour ce gentil mot !
Écrit par : Lou | 18/05/2009
Écrit par : rachel | 18/05/2009
Pas encore lu Vita Sackville-West mais ça ne seaurait tarder!
Écrit par : chiffonnette | 19/05/2009
Écrit par : Titine | 21/05/2009
@ Chiffonnette : tu as raison, beaucoup de grandes romancières anglaises adoptent au départ un ton assez léger (à l’exception de Virginia Woolf, toutes celles qui me viennent en ce moment à l’esprit semblent correspondre à cette description). Et je crois que vu mon blog et la liste des titres lus tu sais déjà que nous avons ce goût en commun :o)
@ Titine : je suis presque certaine qu’il devrait te plaire quand je pense à tes lectures habituelles ! Pas d’hésitation à avoir ^^
Écrit par : Lou | 25/05/2009
Écrit par : rachel | 25/05/2009
Écrit par : Lou | 25/05/2009
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