La rose, l’épée & le vilain champignon

mysteres morley.jpgDe Le Fanu je connaissais Carmilla – ou Camilla, selon les éditions. D’où une assimilation de cet auteur au gothique, au roman populaire et à un petit côté sulfureux et sensuel. Les excellents Mystères de Morley Court sont d’un genre tout à fait différent et, si le titre et la couverture annoncent plutôt des histoires de fantômes et de jeunes filles séquestrées à la Dumas ou à la Radcliffe, ce livre s’ancre dans la tradition du roman d’aventures cher au XIXe.

S’il y a une chose que j’adore et dont je ne me lasse pas, c’est le grand manichéisme des personnages, si parfait, si symbolique qu’il caractérise le paysage aussi sûrement que le fog a marqué les rues de Londres. On pourrait tous les mettre dans des petites cases ou, plus victorien, dans de charmantes petites maisons de poupées compartimentées : dans le salon, les femmes jeunes, faibles, sans défense, sujettes aux évanouissements et n’ayant pas la moindre once de jugement quand il s’agit d’envisager les perfidies de ce monde de brigands… ; dans la cour, les hommes valeureux, intelligents, bons, justes, prêts à sacrifier leur vie pour une question d’honneur… si possible de sang noble, c’est encore mieux – et s’ils sont a priori pauvres et de basse extraction, on leur trouvera très souvent comme par hasard une généalogie faite de particules ou un oncle millionnaire à la fin du roman ; au grenier, les fourbes, en majorité très laids et effrayants – mais pas toujours, dont l’âme a atteint une noirceur telle qu’ils deviennent incapables de la moindre bonne action ; au milieu, dans la cuisine, quelques adjuvants du bien ou du mal, insignifiants ou amusants, au choix.

Les Mystères de Morley Court ne dérogent pas à la règle. Début XVIIIe, en Irlande. Le jeune O’Connor, parti guerroyer pendant trois ans, revient épouser sa belle, la jeune Mary, gentille, douce, musicienne et insipide. Ayant désormais un protecteur prêt à lui accorder une rente très confortable et à le faire hériter de sa fortune, O’Connor pense obtenir le consentement de l’horrible Lord Richard Ashwoode, le père de Mary. Mais le baron en question a d’autres projets pour sa fille et parvient à brouiller les deux jeunes gens en interceptant les lettres enflammées qu’ils se transmettent. Ah ! Que la vie d’héroïne au XIXe est difficile ! Dès lors, les complots se multiplient, les retournements de situation s’enchaînent. La question étant : Mary et O’Connor vont-ils se retrouver, se marier, vivre heureux etc ? Les plans infâmes des Ashwoode père et fils vont-ils aboutir ? Je n’en dirai pas plus sur le déroulement de l’histoire, pourtant riche en péripéties – à ce sujet le résumé de l’éditeur donne à mon avis beaucoup trop d’indications et, si vous le lisez, vous vous attendrez comme moi à un décès immédiat qui ne surviendra qu’au bout de 150 ou 200 p.

Autant le dire tout de suite : nos héros jouent de malchance, tout semble se retourner contre eux, ce qui va inquiéter le lecteur tout au long des quelques 450 p qui ne semblent presque jamais annoncer un revirement positif de façon durable.

Cette lecture a été pour moi une excellente surprise car je ne m’attendais pas du tout à ce type de texte de la part de Le Fanu. J’ai pensé à Pauline de Dumas ou aux Chroniques du Règne de Charles IX de Mérimée, dont les rebondissements et les personnages n’étaient pas si différents. Le style, la construction évoquent les parutions en feuilleton chères au XIXe – j’imagine que c’est le mode de publication utilisé ici aussi.

Si j’adore les personnages caricaturaux à la Dickens et trouve le jeune héros vaillant séduisant bien qu’un peu ridicule, je dois avouer que je supporte difficilement l’oie blanche traditionnelle. J’ai donc pris un malin plaisir à suivre les réactions de Mary face au complot qui se tramait (« oh ! mais comment se fait-il que mon frère ne comprenne pas que je n’aime pas trop son ami par ailleurs un peu mal élevé ? Je ne vais pas du tout imaginer qu’il va comploter contre moi ! Non non non, si mon frère est tout le temps désagréable avec moi c’est parce que c’est un homme, il cache sûrement ses sentiments réels mais je sais qu’au fond de lui il m’aime vraiment et me protégera contre tous les vilains méchants pas beaux jusqu’à la fin des temps, juste parce que je suis sa sœur fidèle et dévouée ! »). Lorsque, grâce à sa nouvelle femme de chambre, gentille mais plus dégourdie, Mary commence à se rebeller, j’ai commencé à revoir mon jugement. Mais le sursaut de l’insupportable créature falote a été bien bref. Damn it !

Heureusement pour moi, Le Fanu trouvait sans doute son héroïne assez ennuyeuse lui aussi. Nous ne la voyons pas beaucoup donc eLeFanu.JPGt, le reste du temps, l’histoire est palpitante, sombre, drôle, parfois grotesque, le tout dans un environnement délicieux (manoirs, routes désertes la nuit, vieilles auberges tenues par des gens peu fréquentables, tripots, combats de coqs, jeux de carte, duels). Intrigue et héroïsme s’opposent de bout en bout pour notre plus grand plaisir. Ajoutons à cela une galerie de personnages secondaires irrésistibles et pleins d’humour et nous aurons brossé un portrait rapide de ce roman passionnant, classique méconnu à redécouvrir, à lire et, dans quelques années, à relire.

Cryssilda l’a lu (après avoir écouté des histoires de fantômes écossais à vous glacer le sang) et a été conquise.

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460 p

Joseph Sheridan Le Fanu, Les Mystères de Morley Court, 1873

(première version sous un autre titre en 1845)

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Commentaires

j’adore le style de Le Fanu !

Écrit par : wictoria | 05/12/2008

@ Wictoria : tu as lu celui-là ?

Écrit par : Lou | 05/12/2008

Depuis sa réédition, il me fait de l’oeil…. tu ne fais que confirmer mon envie !!!

Écrit par : Pimpi | 05/12/2008

Je suis morte de rire à ton billet!!! C’Est vrai que les héroïnes de ce genre de roman sont assez semblables à ce que tu décris!!! Mais bon, on aime quand même!!! Je ne parle pas de celui-ci, que je n’ai jamais lu, par contre… mais en général!!!

Écrit par : Karine 🙂 | 05/12/2008

Ca peut me plaire. Ca tombe bien, il est sur ma Pal grâce à Cryssilda 😉

Écrit par : Isil | 05/12/2008

Cet auteur me tente de plus en plus depuis que vous vous y mettez à plusieurs pour en parler

Écrit par : goelen | 06/12/2008

Moi aussi cet auteur me tente de plus en plus. Et dire qu’il y a un mois, je ne le connaissais même pas !

Écrit par : Manu | 06/12/2008

Il me tente vraiment celui-là ! Ton commentaire est irrésistible !

Écrit par : Lilly | 06/12/2008

Tu sais qu’avec ce swap, j’ai créé une LAL victorienne ? et avec tout vos avis que vous publiez toutes, on va pouvoir avoir une PAL victorienne ! Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer, lol !

Écrit par : Laetitia la liseuse | 06/12/2008

Je ne connaissais que « Carmilla ». Ce que tu dis de celui-ci me donne bien envie de le lire. Même si mon goût ne se porte pas trop sur les « oies blanches » (pour Noël, je les préfère bien rôties!). J’irai chercher ailleurs les grandes héroïnes. C’est quand même un peu décevant, quand on connait le ressort sulfureux de « Carmilla ».

Écrit par : Cleanthe | 07/12/2008

Courte visite chère Lou. Vous me manquez et je suis coupable. Beaucoup de travail m’occupe mais vous en récolterez les fruits d’ici peu, vous verrez. ça vous plaira bien qu’on soit loin de la littérature victorienne…quoique.
En attendant je vous souhaite une excellente soirée et beaucoup d’indulgence à mon égard…
affectueusement.
ameleia

Écrit par : ameleia | 07/12/2008

Je vais penser à créer une LAL victorienne aussi… Celui-ci est noté !

Écrit par : Karine | 08/12/2008

@ Pïmpi : il ne faut point hésiter, dear LCA !

@ Karine 🙂 : disons que je préfère les tempéraments bien trempés à la Brie des Desperate mais ça n’empêche pas ce livre d’être excellent !

@ Isil : je sais je sais, d’ailleurs j’attends ton avis avec impatience !

@ Goelen : il faut dire que le buzz marche bien :o)

@ Manu : je l’ai découvert il y a trois ou quatre ans dans un cours sur les vampires… à part les fous dans mon genre ou les amateurs de roman classique, il n’est pas si connu que ça en France je pense.

@ Lilly : alors il ne faut plus résister 😉

@ Laetitia : mieux vaut rire alors… quant à la PAL ça ne devrait pas tarder !

@ Cleanthe : oublie Carmilla… j’avais cette héroïne à l’esprit en découvrant ce livre qui n’a vraiment rien à voir (style, histoire, héroïne…). Comme tu le vois je n’apprécie pas vraiment les oies blanches non plus et j’aurais volontiers secoué cette pauvre Mary tout au long du roman… qui, à part ça, est passionnant ! (au passage, nous à Noël ce sera plutôt de la dinde, est-ce que cela aurait un sens caché ?:))

@ Ameleia : merci pour ce passage qui me fait très plaisir… je suis moi-même beaucoup moins présente sur les blogs en ce moment, à mon grand regret. Heureusement c’est toujours un plaisir de parcourir quelques billets… et les lectures non victoriennes bientôt présentées suscitent d’ores et déjà ma curiosité !

@ Karine : après il faudra aussi songer à l’étagère victorienne !

Écrit par : Lou | 08/12/2008

Il a croisé ma route et intégré ma PAL bibliothèque! Me voilà donc encore plus motivée!!

Par contre, une question me taraude: pourquoi un champignon?

Écrit par : chiffonnette | 08/12/2008

Mais enfin, pourquoi y a-t-il des « endif » au milieu de cet excellent article ???? Je ne comprends rien.

Écrit par : Léthée | 08/12/2008

@ Chiffonnette : j’avais peut-être mangé un peu trop de champignons justement ;o) Non ça fait partie de ces titres un peu délirants qu’il m’arrive de choisir. En l’occurrence ça fait référence à l’oie blanche (la rose), au preux chevalier (l’épée) et au vilain méchant (le champignon, auquel j’ai failli apposer un qualificatif peu seyant).

@ Léthée : Ceci me met de fort mauvaise humeur, merci de me l’avoir signalé !! Chez moi sous Mozilla aucun problème mais je viens de voir qu’il y a un souci sous Internet Explorer, ce qui m’est déjà arrivé récemment. Je viens d’appeler Super Mr Lou à la rescousse, en espérant qu’il supportera une fois de plus les appels désespérés d’une blogueuse naufragée.

Écrit par : Lou | 08/12/2008

De l’aventure, des complots, des très méchants … voilà une lecture bien attirante. Pour l’oie blanche, eh bien , on fera avec, surtout si tu dis que finalement, on la voit peu !

Écrit par : virginie | 08/12/2008

J’ai Carmilla dans ma PAL … je vais donc le lire avant de m’attaquer plus tard à celui-là 🙂

Écrit par : Joelle | 09/12/2008

je ne connaissais pas cet auteur, je note

Écrit par : pom’ | 09/12/2008

Bon, il faut vraiment que je mette à cet auteur ! Moi qui n’ai toujours pas lu Carmilla 🙁

Écrit par : Emjy | 09/12/2008

Lou, si je ne l’avais pas encore lu, je le lirais après ton commentaire ! 🙂

Moi non plus Mary ne m’a pas dérangée, elle m’a juste bien fait rire, ça relevait presque de la parodie 🙂

Écrit par : Cryssilda | 12/12/2008

@ toutes : n’hésitez pas, c’est un excellent roman !

@ Cryssilda : heureusement on ne la voit pas trop !

Écrit par : Lou | 17/12/2008

J’adoooooooooooore ton billet !!!! Il me faut ce livre. Dommage j’ai « la maison près du cimetière » sur ma PAL… Mais suis bien décidée à lire celui-ci dès que j’aurai mis la main dessus ! Ton dernier paragraphe est à mourir de rire… Il faut à tout prix que je prenne le temps de lire tes autres billets… Mais il y en a tant que je me fais l’effet d’une ignorante à chaque fois que je viens sur ton site ! et que ma LAL devient complètement improbable !

Écrit par : maggie | 01/03/2010

@ Maggie : j’ai « la maison près du cimetière » dans ma PAL aussi, ça a l’air excellent ! Merci pour tes gentils commentaires, ça me fait très plaisir de voir que j’ai communiqué mon enthousiasme et mon goût pour l’humour un brin ironique :o) (quant à être ignorante moi c’est pareil quand je viens chez toi, nah !)

Écrit par : Lou | 07/03/2010

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