A real Victorian

mayor_3e miss symons.jpgHenrietta était la troisième fille et le cinquième enfant des Symons, si bien que, lorsqu’elle arriva, l’enthousiasme de ses parents pour les bébés avaient décliné. (…) Quand elle eut deux ans, un autre garçon naquit et lui ravit son honorable position de cadette. A cinq ans, sa vie atteignit son zénith. (…) A huit ans, son zénith fut révolu. Son charme la quitta pour ne jamais revenir, elle retomba dans l’insignifiance. (p7-8)

Avec précision et détachement, voilà comment le narrateur introduit Henrietta, La troisième Miss Symons de Flora M. Mayor. Henrietta est une petite fille victorienne malheureusement arrivée au mauvais moment dans sa famille, trop tôt pour jouir du statut privilégié de cadette, trop tard pour vraiment susciter l’enthousiasme de ses parents. D’où cette phrase cruelle :

Une grande famille devrait tant être une communauté heureuse, or il arrive parfois qu’une des filles ou un des garçons ne soit rien d’autre qu’un enfant du milieu, n’ayant sa place nulle part. (p 9)

D’abord jolie, l’enfant devient rapidement quelconque et surtout, sujette à des accès de mauvaise humeur qui finissent par l’isoler de tous. En manque d’amour, la petite Miss Symons cherche à tout prix à se faire remarquer et à être la favorite d’une seule personne. Ses soeurs aînées l’excluent, sa seule amie à l’école est très populaire et ne pense pas plus à elle qu’à une autre, l’enseignante qu’elle vénère est indifférente et l’aura oubliée quelques années plus tard.

Là était le problème : pourquoi personne ne l’aimait ? – elle pour qui l’affection comptait tant que si elle en était privée, rien d’autre ne comptait dans la vie. (p19)

De plus en plus triste et grincheuse, Miss Symons devenue jeune femme se fait ravir son seul prétendant par une de ses soeurs. Cet événement a priori mineur a une incidence catastrophique sur son parcours : blessée par cet échec, Henrietta Symons va se replier sur elle-même et laisser libre cours à sa mauvaise humeur, devenant un sujet de moqueries pour son entourage.

Henrietta continua de les aider longtemps après que tout le monde se fut lassé de leurs soucis financiers. Elle n’attendait aucune gratitude, et du reste personne ne lui en témoignait. En dépit de ce soutien concret, Louie donnait une image négative d’Henrietta et ses enfants la considéraient comme un fardeau.

« Ah, c’est l’année de Tante Etta, quelle plaie ! Dire qu’il va falloir la supporter trois semaines. » (p101)

Il est vrai que c’est un personnage a priori peu sympathique – et le lecteur compatit d’autant plus qu’il sait pourquoi Miss Symons est devenue si aigrie et malheureuse. Henrietta est en particulier très « vieille Angleterre » et conserve une vision largement dépassée des différences de rang et des classes sociales les plus démunies. Il y avait les gens de maison, bien sûr, mais à l’exception d’Ellen, elle les considérait surtout comme des machines au service de son confort et susceptibles de tomber en panne à moins d’une surveillance constante. (p68) Quoi qu’il en soit, les remarques acides à son égard vont bon train et fusent de tous côtés, comme lorsque le fiancé miraculeux rencontré tardivement rompt son engagement : Elle ne rompit pas, mais le colonel ne tarda pas à le faire, ayant découvert que sa fortune n’était pas aussi conséquente que ce qu’on lui avait donné à croire. Il y avait un solide petit quelque chose, il est vrai, mais compte tenu des qualités de la promise, plus de première jeunesse et décidément hargneuse (Henrietta s’imaginait tout miel avec lui), il estimait avoir droit à un petit quelque chose de beaucoup plus considérable. (p95) Sans parler du moment où le prétendant d’autrefois disparu, elle apprend qu’il n’aurait cessé de l’aimer : Elle était ravie. En réalité, c’était une fausse bonne nouvelle : il n’avait jamais repensé à elle. (p115)

Voilà un auteur que je ne connaissais pas mais que j’ai vite repéré en découvrant que Flora Mayor était née en Angleterre en 1872, était (à prendre avec des pincettes) l’« enfant littéraire » de Jane Austen et avait été remarquée et éditée par Virginia Woolf. Ce qui ne me surprend pas, car ce livre m’a beaucoup fait penser à Toute passion abolie de Vita Sackville-West en raison de l’analyse très précise des membres d’une même famille et du ton employé. Tout comme les aînés du roman de Sackville-West, les proches d’Henrietta sont égoïstes et assez mesquins, tout en se cherchant eux aussi des justifications pour se donner bonne conscience.

Henrietta avait toujours été généreuse, et ses soeurs en vinrent très vite à considérer comme un dû qu’elle vole à leur secours en cas de nécessité.(…) De leur point de vue, si une femme avait eu la chance de se voir épargner les désagréments du mariage, le moins qu’elle puisse faire était d’aider ses soeurs moins chanceuses. (p58) Y compris celle qui a fait s’envoler tous les espoirs de mariage d’Henrietta afin de ne pas avoir à se marier après une plus jeune soeur.

Finalement voilà un personnage très touchant, en souffrance, en somme une vieille bique réactionnaire à laquelle on s’attache, faute de pouvoir l’aimer. Disséquée par un narrateur omniscient peu complaisant, son histoire est une micro tragédie, d’autant plus amère que Miss Symons est parfaitement consciente des sentiments qu’elle inspire. Ainsi, vers la fin, elle prononce cette déclaration terrible : Je ne pense pas qu’il y ait grand-chose d’aimable en moi. Personne ne m’aime. Je suppose que si personne ne nous aime, c’est qu’on ne mérite pas d’être aimé. (p105)

J’ai choisi de citer de nombreux passages pour vous montrer la richesse de l’analyse et la dureté (je dirais presque la violence) de phrases d’apparence anodine, voire amusante. Ce livre est sombre et après avoir lu les quelques commentaires sur le zénith révolu à l’âge de huit ans, autant dire que le lecteur n’a guère plus d’espoir. Il ne reste plus qu’à attendre la fin forcément tout aussi joyeuse et découvrir la fascinante évolution d’un caractère que rien ne prédisposait vraiment à la solitude. Voilà un roman à mon avis habilement construit, ironique et très agréablement écrit, un livre subtil qui devrait plaire aux lectrices de Woolf et de Sackville-West et de manière plus générale, à tous les amateurs de littérature classique anglaise. Il occupera une place privilégiée dans ma bibliothèque.

Lu dans le cadre du blogoclub de lecture, dont le sujet ce mois-ci était la famille.

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128 p

Flora M. Mayor, La troisième Miss Symons, 1913

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Commentaires

Waouh !!! Je me le note celui là. Et en plus, si c’est de la même veine que « Toute passion abolie », je ne peux évidemment pas résister ! J’avais beaucoup aimé le roman de Sackville-West.

Écrit par : belledenuit | 01/07/2009

boudiou…je sais pas….mais bon….a suivre…car les traits d’humour me tentent ;o)

Écrit par : rachel | 01/07/2009

Chic chic, il est taillé pour mon goût ce livre là!

Écrit par : keisha | 01/07/2009

Celui-là me tente beaucoup! Je l’ai noté dès que sa sortie a été annoncée! Reste à savoir quand il sera disponible dans mon coin de pays… mais je ne désespère pas 😉

Écrit par : Allie | 01/07/2009

Ça m’intéresse! Je le note pour quand il sera disponible ici. 🙂

Écrit par : Maribel | 01/07/2009

Tu as fait une entorse à la lecture du Blogoclub, Lou … Tout comme moi ! Ce roman est une petite merveille de cruauté et de cynisme. Il rappelle aussi certains romans de Henry James … Je trouve ! C’est bizarre, je ne l’ai pas trouvé dans la liste proposée sur le thème de la famille !

Écrit par : Nanne | 01/07/2009

Deux découvertes en un billet: le livre et l’auteure. Merci Lou 🙂

Écrit par : Ofelia | 01/07/2009

Ton billet confirme mon envie!:)

Écrit par : cathulu | 01/07/2009

@ Belledenuit : je confirme, il y a vraiment des similitudes avec « Toute passion abolie », c’est même assez impressionnant !

@ Rachel : cela dit, malgré le ton ou les sous-entendus très souvent ironiques des Anglaises, ce livre est dans le fond assez triste je trouve.

@ Keisha : oui c’est sûr !

@ Allie : je ne l’avais vu nulle part, jusqu’au jour où je me suis rendue en librairie… la photo m’a interpellée et en voyant l’époque et Virginia Woolf en édition, je n’ai presque pas lu le résumé ;o)

@ Maribel : super !

@ Nanne : tu ne l’as pas trouvé parce qu’il est sorti je crois après la préparation de la liste et qu’il n’y figurait pas. Mais je ne veux pas faire du blogoclub quelque chose de contraignant, et comme ce livre traitait vraiment de la famille et me tentait énormément, j’ai trouvé que c’était une bonne occasion.
Sinon pour Henry James, oui, c’est en partie vrai, aussi un peu Wharton… enfin c’est tout ce courant merveilleux qui règne en Angleterre à la fin du XIXe et au début du XXe. Même si Wharton et James sont américains, je les associe à cet esprit-là. D’ailleurs, ce sont les seuls Américains à figurer dans ma bibliothèque de classiques britanniques, à part Melville avec « Bartleby le Scribe ».

@ Ofelia : your welcome ! En revanche cet auteur a laissé peu de traces sur le net et seulement trois romans derrière elle (de la poésie et des nouvelles aussi mais je n’en sais pas plus)… ce sera une passion vite consommée malheureusement. Mais ça n’empêche pas les relectures !

@ Cathulu : tant mieux ! j’espère lire bientôt un billet chez toi alors :o)

Écrit par : Lou | 01/07/2009

J’aime bien comment du détourne les contraintes du club de lecture (Mouai, il y a un tantinet un peu triche). Bon cela dit pour le 1er septembre Jacques Poulin la Tournée d’automne j’ai le livre, je peux te le passer. Ah moins que tu snob toujours autant mes livres. Parce qu’entre nous soit dit « Cochon d’Allemand » parle de la famille voir le Henry Roth.
Sacré Lou :)))) Va !!!!

Écrit par : Alice | 01/07/2009

Je ne connaissais pas du tout! Mais maintenant, il est bien bien noté!!!

Écrit par : Karine 🙂 | 02/07/2009

ah il me tente bien celui-ci 🙂

Écrit par : amanda | 02/07/2009

Encore un livre que j’ai envie d’acheter!!! Je ne m’en sors plus avec les victoriens!!! Mais j’adoooooooooore tellement ça! Merci pour ton billet.

Écrit par : Titine | 02/07/2009

@ Alice : bah je ne vois pas pourquoi je détourne plus les contraintes du blogoclub en choisissant le thème et non l’auteur, comme certaines qui ont pris un livre de l’auteur pas forcément sur la famille ;o) Rho… je me fais houspiller par Nanne et toi maintenant ^^
Cela dit j’ai avancé « Cochon d’Allemand » mais je ne l’aurais pas fini à temps pour hier, à moins d’y passer pas mal de temps et je ne pouvais pas trop. Et puis je vais bientôt faire mon billet sur le Symons pour me rattraper… au moins un peu!
Enfin tu l’as vu je suis une petite futée pour contourner les challenges et lectures communes (histoire de venir à bout de l’un ou de l’autre de temps en temps, hehe)

@ Karine 🙂 et Amanda : j’en suis ravie, ça vaut le coup !

@ Titine : oui les Victoriens sont une substance diablement addictive, on ne dirait pas comme ça mais heureusement que l’abus de Victorien n’est pas dangereux pour la santé ! Et juste en passant, je n’ai pas précisé dans mon billet mais le narrateur fait partie de la génération qui suit celle d’Henrietta, évoquant parfois les différences que cela implique et faisant clairement référence à Henrietta comme une enfant victorienne.

Écrit par : Lou | 02/07/2009

Je le note dans un coin de ma tête et je verrais bien s’il vient à moi. ton billet me donne bien envie en tous cas !

Écrit par : Theoma | 02/07/2009

@ Theoma : je pense qu’il devrait te plaire, j’espère que tu auras l’occasion de le lire…

Écrit par : Lou | 02/07/2009

oh….bon je ne vais pas y reflechir…zalors…;o)

Écrit par : rachel | 03/07/2009

@ Rachel : as you like, la miss !

Écrit par : Lou | 03/07/2009

Je ne connais pas du tout cette auteure mais ce que tu en dis m’incite à aller vite regarder son oeuvre.

Écrit par : LN | 03/07/2009

Voilà une critique fort alléchante !!! Et le livre est en français en plus ! Je note de ce pas !

Écrit par : Restling | 03/07/2009

Là, tu me mets l’eau à la bouche !!!!! Bon, je n’ai pas aimé le roman de Sackville-West que j’ai lu mais ce que tu dis de l’héroïne me fait un peu penser au destin (bon de loin d’accord) de l’héroïne d’Angel de Elizabeth Taylor !

Écrit par : Manu | 04/07/2009

@ LN : j’ai l’impression que sans cet éditeur elle serait complètement méconnue en France. Elle a écrit trois romans et pour trouver des informations sur elle en ligne, ce n’est pas si évident que ça.

@ Restling : il est sorti récemment apparemment, en tout cas il faisait partie des présentoirs mis en avant dans un magasin d’une grande chaîne bien connue. Une des vendeuses EST une vraie libraire et met souvent en avant de petites perles, notamment en littérature classique anglo-saxonne, sa marotte. ça m’arrange !!

@ Manu : par rapport à Sackville-West ce n’est pas tant dans la partie souvenirs, retours sur le passé, mais plus sur l’analyse implacable d’une enfant qui grandit puis vieillit sous l’oeil peu indulgent de ses proches. Quant à « Angel », je ne l’ai toujours pas lu mais ta comparaison me donne un peu plus envie de me jeter à l’eau !

Écrit par : Lou | 06/07/2009

Je suis certaine que je serai sensible à cette approche ! Je continue à découvrir la littérature classique anglaise et je suis toujours charmée par les livres de Virginia Woolf, donc je note ! Merci Lou !

Écrit par : Naïk | 17/07/2009

@ Naïk : je trouve ce roman très différent de ce qu’écrit Woolf, mais pour moi le fait qu’elle l’ait édité était gage de qualité… et je ne le regrette pas !

Écrit par : Lou | 20/07/2009

L’enfant du milieu était un thème très cher à ma mère, je n’y ai jamais été sensible, mais je me sens attirée par ce roman malgré tout.

Écrit par : GeishaNellie | 23/07/2009

@ GeishaNellie : c’est un thème que je connais mal en littérature, j’aurais du mal à citer des exemples à brûle-pourpoint mais je trouve que c’est intéressant, surtout lorsque c’est aussi bien traité. Dans ce roman, cet aspect est finalement dépassé, même si toute la vie ratée de Miss Symons découle en quelque sorte de cette place de 3e enfant.

Écrit par : Lou | 23/07/2009

Coucou,
Merci d’etre passée sur ma page.
Il a l’air chouette ce livre, et ton blog est joli…
Je vais aller m’y promener un peu.
PS : comme Goncourt, j’ai beaucoup aimé Daniel Pennac, son livre Chagrin d’Ecole

Écrit par : Anneso | 24/07/2009

@ Anneso : bienvenue par ici !
Pour les Goncourt, ah oui j’aime bien Daniel Pennac. C’est un auteur agréable à lire, j’ai bien aimé « Comme un roman » notamment. Je pensais dans le commentaire laissé chez toi à « Alabama Song », dont je ne vois pas franchement l’intérêt et qui m’a beaucoup déçue (j’ai été très gênée par l’aspect faux roman qui s’inspire très largement de l’histoire de Zelda Fitzgerald tout en lui prêtant des pensées peu glorieuses… ) ; je suis un peu réservée aussi au sujet de « Un Secret ». C’est une belle histoire, très touchante, mais j’avais tout de même le sentiment d’être le voyeur déplacé qui n’a rien à faire dans cette histoire d’auto-thérapie. J’ai trouvé ces deux romans intéressants, avec des qualités indéniables… de là à recevoir un prix aussi renommé ? Je ne sais pas… Voilà pourquoi je m’en méfie un peu :o)

Écrit par : Lou | 26/07/2009

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