Merce Rodoreda, Elle m’a dit : Sorcière !

 

Il est dit dans ce recueil de nouvelles de Merce Rodoreda que cette femme a connu une vie très dure : la guerre civile espagnole, la deuxième guerre mondiale, de nombreux déménagements. Qu’elle a été influencée par Proust ou Katherine Mansfield, mais aussi, dans la veine fantastique, par Poe, Lovecraft, Kafka et Ovide.

Le présent recueil contient trois textes extraits d’un recueil plus large (Ma Christine à moi et autres nouvelles).

« Une lettre » : Une femme décrit dans une lettre à un médecin ces phénomènes qui l’ont conduite à penser qu’elle était une sorcière. La conviction d’avoir provoqué la mort de son mari par une mauvaise pensée, celle d’avoir couché avec un être fantastique. Le paysage figé, la nuée de corbeaux, la maîtrise du feu, l’apparition d’un enfant fantôme quand gronde le tonnerre. Autant d’éléments perçus comme une preuve de sorcellerie par la femme qui rédige cette lettre d’appel à l’aide.

Mon homme était un faible qui ne criait que lorsqu’il n’avait pas raison, et il avait toujours tort. (…) Pendant qu’il criait, je réfléchissais à ce qu’il fallait faire, et je commandais (p 17).

Et je suis épouvantée parce qu’après avoir tant ruminé, j’en suis venue, il me semble, à connaître mon mal. Je crois que je suis sorcière (p 26).

« La bonne d’enfants » : Le discours d’une bonne d’enfants à une petite fille, dans un langage populaire, pendant que la mère reçoit d’autres dames de la haute société. Sur trois pages, la femme tient un discours inquiétant où la tendresse le dispute au sordide, habilement suggéré. On sent qu’en ce moment qui n’appartient qu’à elles deux, la nourrice joue du privilège de la proximité et de l’isolement pour accaparer l’enfant, tenter de la façonner et de la rallier à une perception peu valorisante de cette mère si distante. Dans ce texte rejaillit avec force l’amour dangereux que cette femme seule ressent pour sa charge.

« La salamandre » : Ici, la sorcellerie prend d’autres formes. Une jeune femme séduite par un homme marié est pointée du doigt et petit à petit, conspuée par le village entier. D’abord isolée, elle est ensuite persécutée puis clairement menacée, avec la complicité du lâche qui l’avait prise pour maîtresse. A l’apogée de cette croisade contre elle, elle se transforme subitement en salamandre et tente de mener une nouvelle vie, entre un point d’eau, le village et la maison de son ancien amant. Dans ce cas, la sorcière est celle qui est punie par une société puritaine pour avoir eu des rapports sexuels… et peu importe si c’est l’homme qui, dans un premier temps, l’a pourchassée.

Trois nouvelles dans lesquelles sont dressés des portraits de femmes seules, et dans deux cas surtout, des femmes acculées à des extrêmes par leur situation et leur place dans la société. Folie, délires, délivrances inattendues les écartent de la trajectoire uniforme qu’attend d’elle une société fermée, bienpensante, aux vues étriquées. Entre réalisme et fantastique, le glissement est parfois subtil. La thématique de la sorcière est ici exploitée dans ce qu’elle a à mon sens de plus intéressant. La femme qui sort des sentiers battus, qui ne dépend pas d’un mari ou qui a du pouvoir a quelque chose d’inquiétant et doit être éliminée. En ce sens, ce texte exprime avec beaucoup d’ingéniosité la sorcellerie sur le plan historique, cette catégorisation visant à opprimer des femmes innocentes qui avaient, au mieux, une bonne connaissance des plantes et de leur utilisation. Superstitions, ignorance, bêtise, cruauté, rejet de la différence. Autant de thèmes retraduits avec ingéniosité, dans trois textes très différents qui se complètent à merveille. Un très beau recueil littéraire et féministe.

Un recueil qui m’a également permis de découvrir les éditions Librairie La Brèche, encore une fois grâce à la librairie indépendante de ma ville d’origine.

47 p

Merce Rodoreda, Elle m’a dit : Sorcière !,  1967

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