Frank Le Gall & Damien Cuvillier, Mary Jane

Pendant le confinement, lorsque la librairie BD a proposé un service de collecte en avril, j’ai suivi leurs conseils et craqué pour leur album coup de cœur, sur un sujet qui m’intéressait déjà énormément à la base.

Mary Jane, ce prénom vous dit-il quelque chose ? Londres 1888. Celui que l’on finira par surnommer Jack l’Eventreur hante les rues du quartier pauvre de Whitechapel et assassine des prostituées. Cinq meurtres commis à l’époque lui sont attribués avec certitude, le doute plane sur d’autres crimes ne reprenant pas tout à fait le même mode opératoire (notamment précédant la vague de meurtres sinistrement célèbre). Plusieurs suspects ont été considérés (y compris le Duc de Clarence, petit-fils de la reine Victoria, et fils de l’héritier au trône). Cette affaire a donné lieu à de nombreuses théories, des plus plausibles aux plus farfelues, et a enflammé les imaginations. Au fil du temps, Jack l’Eventreur est devenu une figure fascinante, je dirais presque une légende plus ou moins réaliste, au moins aussi fantasmée que celle d’un Sherlock Holmes de papier. Depuis plus d’un siècle, les essais se sont multipliés sur ce cas, mais aussi les BD, les films, les romans où parfois, l’Eventreur est un personnage un peu mystérieux, souvent un dandy élégant. Encore récemment, des scientifiques auto-proclamés ont déclaré avoir résolu l’affaire, même si la rigueur de leur enquête est tout à fait questionnable. J’ai même vu un reportage avec un type tenant à pleines mains une pièce à conviction, sans gants. Autant dire que les thèses avancées par ce monsieur ont l’air des plus solides.

Mais plus je me suis intéressée au sujet, plus j’ai été frappée par le peu de cas que l’on faisait des victimes. Elles occupent souvent une place de l’ordre du fait divers sordide dans la littérature abondante consacrée à Jack l’Eventreur. En général, on sait à peu près quel était leur mode de vie au moment du meurtre, les circonstances dans lesquelles elles pourraient avoir rencontré leur meurtrier, et bien sûr, on a tous les détails sur leur fin terrible, photos et missives ensanglantées à l’appui. Leurs origines, leur vie en dehors de la prostitution, ce qui les avait conduites là… aucune idée.

Tout récemment, je me suis procuré un essai qui justement traite de ces femmes et leur rend justice à sa façon. C’est une lecture en cours, à côté de laquelle j’ai ouvert également Mary Jane, qui part du même constat. Frank le Gall a travaillé une trentaine d’années au projet en l’envisageant sous divers angles. Il a fini par centrer son scénario sur la dernière victime, Mary Jane, et confier les dessins à Damien Cuvillier (ce qui n’était pas prévu à l’origine… Frank Le Gall revient à la fin sur la genèse de l’album dans un texte très intéressant).

Le récit débute au Pays de Galles, alors que Mary Jane perd son mari dans un accident à la mine. C’est une jeune femme qui mène une vie simple mais semble-t-il assez heureuse. Elle quitte le domicile de peur d’être envoyée à l’asile pour les pauvres (la workhouse). Pour ceux qui ne sont pas familiers de l’époque victorienne, les workhouses sont des lieux accueillant les plus miséreux, qui sont légion à cette période de révolution industrielle. Mais c’est une institution charitable à la victorienne. Les familles sont séparées, la pitance maigre et infâme, le travail abrutissant. Globalement, les conditions sont aussi épouvantables que possible pour dissuader les paresseux de ne pas travailler, au risque d’entrer dans une workhouse, mais aussi pour faire comprendre à ceux qui y sont déjà que le pays est déjà très généreux en leur évitant la rue.

Mary quitte donc le Pays de Galles pour se rendre chez sa sœur mais, au hasard d’une rencontre avec des « rôdeurs », des gens sans domicile ni emploi, elle décide finalement de gagner Londres où elle espère trouver du travail. Mais l’arrivée dans la capitale sale et lugubre est une déconvenue. Immédiatement, Mary Jane est dupée et conduite chez une mère maquerelle de luxe. A partir de là, prise dans un engrenage prévisible, Mary Jane se met à boire pour oublier son métier puis à travailler pour gagner de quoi boire. Elle finit par atterrir à Whitechapel où l’attend le destin qu’on lui connaît.

Mary Jane est un bel objet livre, servi par des illustrations efficaces et un scénario centré autour de la personnalité de Mary Jane et des circonstances qui l’ont poussée à faire des choix au final désastreux pour elle (si le choix était vraiment possible…). Le parti pris est excellent, et malgré la fin inéluctable, les auteurs parviennent à créer un personnage attachant pour lequel une petite part de nous continue à espérer une autre issue. Beaucoup de pudeur également : les relations sexuelles ne sont pas mises de côté mais l’album n’en fait pas non plus étalage, avec des cadrages explicites mais sobres. De même, on aborde le meurtre à travers des témoignages, mais cela ne concerne que quelques courts passages – essentiels à l’histoire cependant. On est loin d’une recherche de sensationnel, bien au contraire. Un album qui remet au centre l’humanité de cette femme malmenée par la vie, puis par l’Histoire. Mon seul et très léger bémol concernerait les illustrations qui superbes et sombres, avec cependant certains visages un peu difficiles à identifier, ou un peu fluctuants selon les dessins. C’est un détail, car c’est vraiment un grand album.

83 p

Frank Le Gall & Damien Cuvillier, Mary Jane, 2020

5 thoughts on “Frank Le Gall & Damien Cuvillier, Mary Jane

  1. C’est une vision interessante….connaitre la vie d’une des victimes….et d’une tristesse…..vraiment de beaux dessins…une BD a connaitre

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