Si une chose me contrarie en ce moment où je ne suis pas sur Paris, c’est le fait de manquer des rendez-vous comme le Salon du Livre et la rencontre avec Didier Decoin autour d’un petit-déjeuner aux Deux Magots. Outre le cadre symbolique et l’aspect gustatif très alléchant de l’affaire, je regrette d’avoir eu à décliner une invitation à échanger avec l’auteur d’un livre que je qualifierai d’entrée de jeu excellent (allons-y franchement !).
Didier Decoin revient sur le meurtre de Catherine « Kitty » Genovese, jeune new-yorkaise d’origine italienne habitant le quartier de Queens. Gérante d’une boîte de nuit, elle se fait agresser lorsqu’elle rentre chez elle une nuit de mars 1964. Kitty est poignardée à de nombreuses reprises, puis le tueur abuse d’elle alors qu’elle est mourante. Déjà atroce en soi, le fait divers ne s’arrête pas là : 38 personnes assistent au calvaire de Kitty Genovese et, malgré les cris et les râles qui se poursuivent pendant une demi-heure, une seule personne se décide à prévenir la police et les secours, lorsqu’il est déjà trop tard. Plus surprenant encore, ceux qui n’ont pas agi sortent de leur tanière dès l’arrivée des autorités, pressés d’agir en citoyens responsables en aidant la police par leur témoignage. Certains ont vu l’agresseur et son couteau, d’autres ont assisté au début de l’agression, presque tous ont entendu Kitty Genovese appeler à l’aide en hurlant qu’on l’assassine. Alors que le tueur achève Kitty dans l’entrée de son immeuble, un voisin entrouvre sa porte et vient sur le palier à plusieurs reprises sans pour autant agir.


Ecrit pour la collection « Ceci n’est pas un fait divers » (Grasset), ce texte revient sur le parcours du meurtrier et sur le procès en posant un regard critique sur ces témoins passifs responsables eux aussi de la mort de Kitty Genovese. Pour ce faire, il invente un narrateur idéal : voisin absent lors du drame, il découvre à son retour la lâcheté de ses voisins lors de l’enquête du journaliste qui couvre l’affaire pour le New York Times. Très humain, bouleversé par le sort de sa petite voisine, le narrateur a toute notre sympathie, même si une question reste en suspens : si gentil soit-il, qu’aurait-il fait s’il avait été présent ?
Ce cas illustre ce qui est depuis devenu le syndrome Kitty Genovese ou bystander effect, vérifié lors d’expériences à l’Université de New York. Plus il y a de témoins d’un appel au secours, moins les chances d’intervention sont nombreuses, chacun espérant que l’autre prendra les devants. Cet aspect m’a particulièrement remuée au regard de mauvais souvenirs. Et ce pathétique voisin qui conclut à une querelle d’amoureux après avoir constaté la violence des coups portés à sa voisine m’a ramenée quelques années en arrière : agressée dans le métro devant un étudiant avec qui je parlais l’instant d’avant, dans une rame bien remplie, j’ai réussi à ne pas me laisser entraîner sur le quai où on essayait de me tirer. Tranquille une fois les portes fermées, j’ai vu tous les occupants du métro me regarder placidement. Avant que mon camarade ne dise en guise d’excuse « je pensais que c’était ton copain ». Ce n’est pas mon seul souvenir en matière de bystander effect, et si je sais maintenant que cela porte un nom, cela ne me laisse pas moins amère. En lisant ce récit, j’avais parfois à l’esprit les regards bovins surpris dans ce genre de situation ; c’est sans doute en partie pour cela que l’histoire de Kitty Genovese m’a révoltée.
Très proche des faits, très documenté, ce roman est construit avec habileté grâce à ce narrateur aux premières loges qui émaille son récit de réflexions et de souvenirs personnels. Un autre narrateur met en scène l’assassin, se glisse dans sa peau, cherche à lui faire prendre corps, quitte à le rendre parfois un peu banal. Il évite ainsi le manichéisme, rendant le personnage plus crédible. L’écriture est factuelle, claire, très visuelle, le style extrêmement agréable. Certaines scènes n’épargnent pas le lecteur, et tant mieux. On perçoit très bien l’injustice de ces morts violentes, la cruauté de leur déroulement, la panique des victimes, on devine malgré tout leur courage, leur volonté de vivre, l’impossibilité dans laquelle elles se trouvent d’abandonner. Le récit se lit d’une traite ; les faits macabres éveillent une curiosité sans doute morbide et, plus encore, on se questionne au sujet de ces témoins inertes.
Un livre tout simplement brillant.
Je ne connaissais pas du tout l’auteur mais j’ai repéré quelques titres que je chercherai à mon retour en France, comme La Femme de Chambre du Titanic et Meurtre à l’anglaise, ou encore les textes plus new-yorkais.
Quelques avis, tous positifs : Malice, Lily, Jules
Un article intéressant sur l’affaire (en espagnol). Il y aurait un lien avec Danse Macabre de Stephen King – lequel ?
Merci aux éditions Grasset pour l’envoi de ce livre remarquable et pour ce petit-déjeuner manqué auquel j’aurais tant aimé assister !
227 p
Didier Decoin, Est-ce ainsi que les femmes meurent ?, 2009

Commentaires
Pour ton anecdote à toi, je suis surprise. Si je connaissais la personne, j’espère que je me bougerais un minimum quand même.
Ca ne me dérange pas de lire ce genre d’études, c’est toujours intéressant. De là à en faire un roman… je ne suis pas du tout tentée. Ca tombe presque systématiquement dans le morbide et le sensationnalisme ces histoires.
Écrit par : Lilly | 10/03/2009
D’une part par l’histoire de cette jeune femme que je ne connaissais pas, d’autre part par la tienne.
Cela dit, lire ce livre serait un véritable calvaire pour moi, aussi bien écrit soit-il.
Je ne le note pas, mais je garde cette histoire en tête.
Écrit par : Leiloona | 10/03/2009
Par exemple pour l’étudiant avec qui j’étais en cours, je lui en ai beaucoup voulu et lui-même m’a toujours évitée à partir de ce jour-là (ou me disait bonjour d’un air gêné quand je le croisais), mais dans un sens je peux comprendre que lui même ait peur de prendre des coups ou de se retrouver dans la même situation. Je suis au moins aussi choquée par les gens qui, plus loin dans la rame, aurait pu tirer l’alarme en toute sécurité. C’est un peu comme ces voisins de l’affaire Kitty Genovese : peut-on leur reprocher de ne pas descendre pour se retrouver face à face avec un psychopathe armé ? Par contre je ne m’explique pas le fait qu’aucun n’ait songé à appeler la police. Le livre évoque l’homosexualité de Kitty Genovese, qui aurait pu pousser les habitants à l’ignorer… mais j’ai du mal à imaginer 38 personnes laissant mourir quelqu’un froidement en raison de leur homophobie.
Malgré le sujet qui pourrait faire un best-seller sanguinolent, je trouve qu’on ne tombe jamais dans le sensationnalisme. A mon avis Didier Decoin réussit à rendre publique une affaire lugubre avec une certaine sobriété, dans un roman aux qualités littéraires certaines. Mais je comprends qu’on ne soit pas tenté !
Écrit par : Lou | 10/03/2009
Écrit par : Pia | 10/03/2009
Écrit par : Jules | 10/03/2009
Écrit par : choupynette | 10/03/2009
Écrit par : praline | 10/03/2009
Écrit par : Alice | 10/03/2009
En tout cas, le sujet de ce livre me paraît fort intéressant, et je vais essayer de me le procurer rapidement. Merci pour cette découverte…
Écrit par : Neph | 10/03/2009
Écrit par : Karine 🙂 | 10/03/2009
Écrit par : amanda | 11/03/2009
@ Jules : oui, un excellent livre !
@ Choupynette : je suis d’accord, quand tu te retrouves face à de gros costauds ou des types violents et que tu es une fille, pas particulièrement grande non plus, c’est difficile de se lancer à la rescousse de quelqu’un d’autre. Mais une fois où je me suis fait tripoter en public (deux ou trois mois après mon arrivée à Paris), un type bien plus en forme que la chose qui m’importunait s’est contenté de regarder ce qu’on me faisait, d’un air ravi en plus ! Là j’aurais presque des envies de meurtre moi-même !
@ Praline : moi pour le vélo dans Paris j’ai trop peur des voitures ^^ mais c’est sûr qu’il y a moins de détraqués que dans le métro, ou du moins ils sont un peu moins proches de toi !
@ Malice : en fait j’ai eu envie de citer cet exemple pour insister sur le fait que ce syndrome est une réalité, même si cela semble fou à la lecture du roman.
@ Neph : je crois que je suis miss « pas de bol » de ce côté, je fais toujours rire mes copains quand je leur raconte une nouvelle histoire de ce genre ! Enfin à force je suis devenue très observatrice et prudente quand je rentre tard par exemple :o)
@ Karine 🙂 et Amanda : oui je pense qu’il devrait vous intéresser, si le sujet ne vous dérange pas.
Écrit par : Lou | 11/03/2009
Ce livre me tente beaucoup. j’avais déjà repéré « La femme de chambre du Titanic » il y a quelques années avant de l’oublier.
Écrit par : Manu | 11/03/2009
Et je suis ahurie par tout ce qui t’est arrivé.
Écrit par : fashion | 11/03/2009
Écrit par : Gambadou | 11/03/2009
Écrit par : chiffonnette | 11/03/2009
Et morbide comme je suis, j’aimerais beaucoup la lire. Tu en parles d’une manière vraiment très touchante.
Écrit par : hydromiel | 12/03/2009
@ Fashion : je m’attendais à ce que d’autres blogueurs racontent des histoires similaires mais il faut croire que j’attire les gens bizarres ^^
@ Gambadou : oui c’est une des principales réfléxions que l’on a à la suite de cette lecture.
@ Chiffonnette : cette lecture n’est pas facile et une fois la dernière page refermée, je me sentais toujours en compagnie de Kitty Genovese.
@ Hydromiel : je crois que la fascination pour tout ce qui est un peu sombre est assez commune, même si pour moi cela a ses limites. Paradoxalement j’ai été beaucoup plus dégoûtée par les descriptions immondes d’auto-mutilation dans « Une éducation libertine » (je crois qu’on aurait pu se passer des détails).
Écrit par : Lou | 13/03/2009
Écrit par : Nanne | 14/03/2009
Écrit par : Lou | 14/03/2009
Écrit par : sylvie | 15/03/2009
Écrit par : Lou | 15/03/2009
Tu as pique ma curiosité
Écrit par : KATTY | 17/03/2009
Écrit par : Lou | 17/03/2009
Les commentaires sont fermés.