En ces derniers jours d’hiver, même en Espagne, une petite escapade sous les îles a quelque chose de tentant. Mon souhait s’est réalisé, même si le caillou sur lequel j’ai suivi Irène Frain n’a rien de paradisiaque. Pas plus que l’histoire de ce naufrage qui, au XVIIIe, a tristement illustré la condition des esclaves et le peu de cas qu’on faisait de ces vies marchandées.
Après une présentation de l’île qui vise à montrer à quel point l’endroit est inhospitalier, le récit retrace les dernières heures de l’Utile, navire de la compagnie des Indes transportant clandestinement des esclaves pour le compte du capitaine Lafargue. Pressé d’arriver à bon port et de débarquer sa cargaison illégale avant une éventuelle chute des cours, Lafargue s’entête à faire cap sur l’est, en dépit d’une carte récente qui évoque l’existence d’une île entourée d’un récif de corail sur lequel le navire pourrait bien se fracasser. L’inévitable se produit, le naufrage coûte la vie à une vingtaine de marins et à la majorité des esclaves parqués dans la soute au moment du drame. S’ensuivent plusieurs mois au cours desquels le second, Castellan, s’emploie à sauver les vies des rescapés. Chercher de l’eau, se protéger du soleil et construire un navire pour partir, telles sont devenues les priorités sur cette langue de sable et de roche invivable. Séparés au quotidien, Noirs et Blancs finissent par s’unir lors de la construction d’un bateau trop petit pour tous les contenir. On arrive là à la terrible injustice qui a poussé Irène Frain à écrire ce livre : les Blancs embarquent, les esclaves restent sur l’île à attendre que Castellan revienne les chercher. Cela n’arrivera pas, car l’administration est complètement indifférente au sort réservé aux esclaves. Toutes les raisons sont bonnes pour différer le départ, jusqu’à l’arrivée des premiers cyclones qui condamnent définitivement les survivants. Ils seront huit à être retrouvés quinze ans plus tard, après avoir organisé leur survie avec les restes de l’épave et beaucoup d’ingéniosité.
Après un premier chapitre que j’ai trouvé assez pénible en raison du style un peu brutal, très moderne, parfois familier, ma curiosité l’a emporté et j’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’ensemble du récit ainsi que les précisions qui suivent au sujet des missions archéologiques organisées récemment. Ce style qui m’avait semblé si rude m’a finalement beaucoup plu ; une fois habituée, je l’ai trouvé très agréable et approprié au récit factuel de cette aventure (in)humaine.
Et ce style qui m’effrayait était le seul point susceptible de me décourager. L’aspect très documenté fait la force de ce récit, qui a cependant l’allure d’un roman en raison du narrateur omniscient qui s’immisce dans les pensées d’une série de personnages mis en avant. La subjectivité qui en découle n’a à mon avis rien de contestable : un accord tacite entre le narrateur et le lecteur met ce dernier en garde, les suppositions vont bon train mais il est toujours possible de rester attentif et de faire la part entre faits réels et conjectures du narrateur. Ce parti pris ne m’a pas du tout gênée et je trouve au final qu’Irène Frain a réussi à résoudre une équation délicate : porter à la connaissance du lecteur une histoire réelle établie à la suite de recherches historiques minutieuses, sans pour autant pondre un livre aride et fastidieux qui aurait très bien pu ne s’adresser qu’à un lectorat réduit. Parce que les implications de cette histoire ont été nombreuses et soulèvent encore des questions, cette ouverture à un public plus large me semble effectivement plus pertinente.
Après avoir lu cette histoire, le point qui me taraude le plus est le suivant : Castellan fait figure de héros dans ce roman. Oubliée la couleur de peau, il se sent subitement proche de ces Noirs qu’il abandonne à contre-coeur. Mais, si le sentiment de fraternité était tel, pourquoi ne pas appliquer la dure loi qui le poussait à récompenser depuis le début les marins les plus méritants, notamment au moyen des rations d’eau ? Pourquoi ne pas avoir embarqué en priorité les personnes ayant construit le bateau au lieu d’abandonner les soixante Noirs volontaires au profit d’autant de Blancs ayant refusé de lever le moindre petit doigt ? Les tentatives de Castellan pour obtenir le droit de repartir sur l’île n’étaient-elles pas dues au remord et au sentiment du devoir moral, sans forcément impliquer la prise de conscience de leur égalité ?
Je vous recommande le site consacré au livre, dont je viens de découvrir les superbes photos.
Merci aux Editions Michel Lafon et à Suzanne de Chez Les Filles sans qui je n’aurais pas découvert ce livre.
Deux articles que je viens de retrouver (mais il y en a beaucoup plus) : Cathulu, Delphine.
370 p
Irène Frain, Les Naufragés de l’île Tromelin, 2009

Commentaires
Sinon, c’est le genre de livres que je ne choisirais pas toute seule, mais il a l’air d’avoir été une belle découverte !
Écrit par : Neph | 06/03/2009
Écrit par : kathel | 06/03/2009
Écrit par : Brize | 06/03/2009
Merci pour ton avis !
Écrit par : wictoria | 06/03/2009
Ceux qui n’avaient pas travaillé avaient été bien contents d’embarquer , c’est un fait !!!
Écrit par : keisha | 06/03/2009
Écrit par : Laetitia la liseuse | 06/03/2009
Je n’aime pas trop les récits-documentaires, je préfère la fiction. Mais là j’ai bien envie de tester!!!!
Écrit par : Jumy | 06/03/2009
Écrit par : Pia | 06/03/2009
Écrit par : Aifelle | 07/03/2009
Écrit par : Gambadou | 07/03/2009
Écrit par : Hilde | 07/03/2009
Sinon cette mystérieuse Suzanne ;o) organise des opérations auprès des blogueurs depuis quelques mois, si tu es intéressée peut-être que tu pourrais te signaler sur le site de Chez Les Filles ?
@ Kathel : j’en serais ravie, vu que je l’ai beaucoup apprécié !^^
@ Brize : je vais guetter ta note alors !
@ Wictoria : c’est bien de prendre le temps de lire et de suivre ses envies, je te comprends bien… en ce moment je repousse toujours la lecture de classiques anglais (enfin depuis deux semaines), mais je compte bien m’y remettre d’ici dix jours !
@ Keisha : le fait que ceux qui n’ont rien fait embarquent est ce qui m’a le plus choquée dans cette histoire. En même temps, c’est peut-être dû à la présentation du travail entre esclaves et marins : elle est idéalisée et rend l’issue du projet plus révoltante encore. Je me demande dans quelle mesure la description des mois de survie sur l’île est fidèle à la réalité et quelle est la marge d’interprétation.
@ Laetitia : je pense que j’aurais été moins intéressée s’il s’agissait d’un pur roman. Le fait de tenter d’imaginer quelque chose qui s’est réellement passé a quelque chose de fascinant, malgré toute l’horreur de la situation (qu’on a peut-être du mal à réaliser avec la distance entre le lecteur et le sujet et la part d’imagination que demande la lecture).
@ Jumy : je ne suis pas sûre d’avoir lu beaucoup de récits documentaires mais je trouve l’idée assez intéressante. Je trouve particulièrement difficile de retracer avec intelligence un événement, en brodant inévitablement, en servant au lecteur une trame plus ou moins romanesque, sans pour autant abuser du sujet choisi. Personnellement je n’ai pas du tout adhéré aux choix faits par Gilles Leroy dans sa manière de présenter l’épouse de Fitzgerald… son livre aurait été purement fictif je pense que je l’aurais jugé autrement.
@ Pia : ouf je ne suis pas la seule ! Après avoir lu cette histoire j’ai découvert les photos et poussé des soupirs envieux… je n’y passerais pas plusieurs mois, mais une journée, pourquoi pas ? Le paysage est tout de même magnifique.
@ Aifelle : j’ai effectivement plutôt lu des avis négatifs ou mitigés… et j’avoue avoir mis un peu de temps avant de m’habituer au style. Mais au final je suis vraiment contente d’avoir lu ce récit !
@ Gambadou : honnêtement si je n’avais pas fini par trouver l’écriture agréable je n’aurais pas pu finir, mais le style est particulier, c’est vrai.
@ Hilde : si tu ne trouves pas facilement le livre dis-le moi :o)
Écrit par : Lou | 07/03/2009
Écrit par : rose | 07/03/2009
Écrit par : Leiloona | 07/03/2009
Écrit par : liliba | 07/03/2009
Écrit par : Cécile | 08/03/2009
@ Leiloona : je lirai ton avis avec intérêt ! J’espère qu’il va te plaire…
@ Liliba : ce qui devrait rassurer Leiloona… deux avis positifs maintenant !
@ Cécile : comme je le disais l’autre jour, je reconnais tout à fait que le style est particulier… je n’arrive pas à expliquer le déclic qui a eu lieu pour moi mais je te comprends car le premier chapitre me désespérait.
Écrit par : Lou | 08/03/2009
tztztztz
Écrit par : Le naufragé de l’espace interneteux | 08/03/2009
Écrit par : Lou | 08/03/2009
je me suis posée la même question que toi « Pourquoi ne pas avoir embarqué en priorité les personnes ayant construit le bateau au lieu d’abandonner les soixante Noirs volontaires au profit d’autant de Blancs ayant refusé de lever le moindre petit doigt «
je pense qu’il faut vraiment se replacer dans le contexte de l’époque. Il aurait été mal accueilli mais je me trompe peut-être…
Écrit par : Thaïs | 08/03/2009
Écrit par : Lou | 08/03/2009
Je viens de trouver une interview d’I frain dans le dernier Magazine des Livres. si ça vous tente. ^^
bien à vous.
Écrit par : ameleia | 08/03/2009
Merci pour l’information au sujet de l’interview. En revanche je ne sais pas si je peux trouver sur Barcelone ce magazine. J’irai tout de même voir à la FNAC, qui a des revues en francais !
Écrit par : Lou | 09/03/2009
Écrit par : Florinette | 10/03/2009
Écrit par : Lilly | 10/03/2009
@ Lilly : et moi je suis très positive depuis que je suis sous le charme de Thornton… euh pardon de Gaskell 🙂
Non plus sérieusement je comprends tout à fait ton point de vue et j’aurais tendance à privilégier un livre purement historique (même si je trouve très bien qu’un écrivain abordable comme Irène Frain permette à des gens qui n’ouvriraient pas un livre d’histoire de découvrir cet épisode). Le problème c’est que bien que cette aventure me fascine, il n’y a apparemment pour l’instant aucun livre à son sujet… le roman fait seulement référence aux documents retrouvés ici et là aux archives… autant dire que je n’aurais jamais découvert L’Utile et l’île de Tromelin sans Irène Frain, et je suis heureuse de l’avoir fait. Par contre, autant je serais curieuse de voir quelques documents d’origine, autant je ne lirais pas un deuxième livre sur le sujet.
Le roman permet de déterminer assez clairement les faits des interprétations donc à partir du moment où on prend du recul on peut faire la part des choses.
Écrit par : Lou | 10/03/2009
Écrit par : Lael | 10/03/2009
Écrit par : géraldine | 10/03/2009
Le nouveau numéro est sorti avec Tournier en couverture.
bonne lecture !
Écrit par : ameleia | 11/03/2009
@ Géraldine : oui j’ai aussi beaucoup de livres à lire en urgence (et en même temps une foooolle envie de retrouver mes chers classiques anglais) !
@ Ameleia : ah super je regarde ca dans la journée ! Je dois avouer que je suis trés romanesque et reste une grande adepte du format papier. D’où mon absence de réflexes de ce côté-là !
Écrit par : Lou | 11/03/2009
Écrit par : Yv | 18/03/2009
Écrit par : Lou | 19/03/2009
Je me suis demandée moi aussi pourquoi les Noirs ayant travaillé à la construction du bateau et les personnes malades (il est question à un moment de personnes restées sous la tente car elles étaient trop faibles pour se déplacer) n’avaient pas été prioritaires … je dois dire que si Castellan a probablement été le plus humain des membres de l’équipage, et une personne de valeur puisqu’il a su tout coordonner, construire un bateau, un four et une forge (je suis réellement admirative) ne m’a pas toujours été très sympathique.
Écrit par : Soie | 19/03/2009
Concernant ta question sur les choix de Castellan, il me semble que le contexte de l’époque explique cela. La fraternité a ses limites. Penses-tu que ses officiers allait le suivre dans une telle démarche : « Laisser des blancs libres sur l’île pour embarquer des esclaves » ? Tu observeras encore aujourd’hui que la fraternité a des limites…
Écrit par : Gangoueus | 28/03/2009
Écrit par : levraoueg | 28/03/2009
Écrit par : christian BOUGEAULT | 31/03/2009
@ Gangoueus : je vois bien ce que tu veux dire, et c’est aussi parce que les temps ont un peu changé que ce choix me révolte. Cela dit, je le comprends dans ce contexte; ce que je reproche un peu à l’auteur c’est de faire tout un plat des histoires de fraternité qui ont eu lieu… je n’y crois pas tellement. Au mieux les Blancs ont enfin compris que les esclaves étaient des êtres humains et non des objets ou des animaux… de là à parler d’entente profonde, de fraternité… je n’y crois pas trop.
@ Levroueg : peut-être que le site ne passe pas partout, étant en flash. J’ai du mal à voir les animations de ce type sur certains ordinateurs.
@ Christian Bougeault : le fond est malgré tout intéressant, mais je comprends que la forme rebute un peu. Je n’ai jamais lu Claude Villers et note ce précieux conseil !
Écrit par : Lou | 31/03/2009
sur ce site:
http://romansetlectures.canalblog.com/archives/2009/03/01/12770209.html
Lou a dit:
J’ai bien aimé et moi aussi j’ai pensé à Robinson Crusoe, tout simplement parce que mes lectures tournant autour des îles doivent se résumer à ces deux livres + un ou deux cas isolés 🙂
Quels sont les autres livres que vous avez aimé autour des îles? J’aime ce type de livre, où l’on est perdu sur une île et où l’ont doit se débrouiller pour survivre dans la nature:-)
Écrit par : spyeagle | 08/04/2010
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