Dans le charmant petit monde des livres, il existe quelques spécimens pernicieux de la trempe des Maîtres de Glenmarkie qui, s’ils ravissent leurs lecteurs, les agacent aussi prodigieusement.
Raison numéro 1 : le lecteur compulsif anonyme victime des frasques des Lockart est tout d’abord bien en peine de résumer de façon cohérente cette lecture enthousiasmante. Il ressort de ses propos une sorte de mélasse incohérente, malheureusement pour l’auditeur déconcerté qui, du coup, passera son chemin en n’ayant pas la moindre idée de ce qu’il laisse derrière lui.
Deuxième chef d’accusation : pour le lecteur qui a eu la drôle d’idée de commettre un blog, la perspective de pouvoir justement se répandre plus qu’il n’en faut sur le roman de Jean-Pierre Ohl est nécessairement la cause de migraines, d’angoisses nocturnes et de cauchemars dans lesquels l’innocente victime se retrouve poursuivie par un fou dans une crypte (sympathique !) ou harcelée par un vieux lord un peu trop porté sur l’homologue écossais du petit Robert.
Troisième effet scandaleux : Les Maîtres de Glenmarkie, livre bien trop passionnant, enflamme le lecteur qui, enfiévré, amoureux de Thomas ou Alexander ou peut-être l’autre Thomas (oui mais Ebenezer ?)… bref, fou à lier, adopte un comportement antisocial qui le pousse à : 1) rejeter des invitations ; 2) perdre tous ses amis (après la troisième lecture) ; 3) recevoir en pyjamas, peignoir (et pantoufles !) le facteur, le plombier, les témoins de Jéhovah, ce quelle que soit l’heure de la journée ; 4) se balader dans la tenue en question devant la fenêtre ouverte dans un moment d’intense concentration, perdant dès lors le peu de crédibilité qui lui restait auprès de ses voisins ; 5) bien sûr, je n’énumérerai pas toutes les conséquences indirectes additionnelles de type perte du sommeil, etc.
Pour toutes ces raisons, condamnons Les Maîtres de Glenmarkie et son auteur à trois secondes de repentance et disons-le tout de suite : ce livre est une profonde déception.
En effet vous n’avez pas encore écrit le suivant.
Maintenant que je n’ai plus ce poids sur ma poitrine et que j’ai franchement dit à Jean-Pierre Ohl tout le mal que je pensais de lui, passons aux choses sérieuses (si l’on peut utiliser ce mot pour parler d’un livre aussi amusant) !
Les Maîtres de Glenmarkie est un roman alternant deux voix : celle de Mary Guthrie, étudiante s’apprêtant à faire sa thèse sur l’écrivain Thomas de Lockart ; celle d’Ebenezer Krook, ex-curé alcoolique amateur de jolies femmes (et de genoux bien tournés) devenu libraire contre son gré.
Bien que tout semble a priori opposer ces deux personnages, l’histoire va les rapprocher en les unissant indirectement au destin étonnant de la noble famille écossaise des Lockart, maîtres de Glenmarkie. Car voilà peut-être les véritables héros de l’histoire, pourtant décédés depuis longtemps. Au cœur de l’arbre généalogique riche en originaux, deux figures se détachent avec tout d’abord Sir Thomas, érudit aux écrits franchement fumeux, haut personnage légitimiste à l’époque de Cromwell qui aurait laissé derrière lui un inestimable trésor. Si Thomas est la première pièce du puzzle, le lecteur devra d’abord faire la connaissance d’Alexander, le seul à avoir retrouvé le trésor de Thomas. Pour suivre ses pas, Mary est amenée à affronter un secrétaire dont chaque tiroir s’ouvre selon une combinaison particulière. Le secrétaire possédant 32 tiroirs, autant dire que la tâche semble a priori impossible à accomplir !
Voilà en quelques mots le sujet de ce roman aux influences gothiques et victoriennes, dans lequel figurent notamment un vieux manoir en ruine, un majordome tout droit sorti d’un Dickens ou d’un Stevenson (quand on ne songe pas à la famille Addams), un vieillard sénile, une jeune femme sans expérience à la tête farcie de lectures romanesques, un automate faisant revivre le Lockart de la révolution, une crypte et un passage secret.
Mais là où certains pourraient se contenter de planter le décor et de s’appuyer exclusivement sur une histoire captivante (je pense notamment au Treizième Conte, dont je garde un très bon souvenir), Jean-Pierre Ohl réussit l’exploit en nous livrant un pastiche des classiques anglo-saxons, ce pour leur rendre au final un vibrant hommage. Si l’exercice de style est périlleux, le résultat vaut le détour. Les clins d’œil au lecteur sont nombreux, à commencer par ces libraires, qui ont le culot de s’appeler Ebenezer et Walpole, noms qui vous évoqueront sûrement des souvenirs. Se déroulant dans les années cinquante, l’histoire est également liée aux siècles précédents par le mystérieux secrétaire et les lectures de la plupart des personnages, avec cette librairie dans laquelle aucun livre de moins de cinquante ans n’est autorisé. Nourris de Shakespeare et d’auteurs victoriens ou russes et, dans le cas d’Ebenezer, de Martin Eden, les protagonistes subissent l’influence profonde de leurs lectures, se demandant si leur vie n’est finalement pas contenue dans quelques livres qu’il leur faudrait découvrir. Belle célébration des lecteurs et de la lecture, ce roman dépasse la simple fiction grâce à l’intertextualité; le narrateur se plaît à jouer avec un lecteur ravi de cette connivence nouvelle. Jean-Pierre Ohl emprunte à la littérature pour lui offrir en retour un texte ambitieux ; il donne aussi un nouvel élan aux grands classiques dont il s’inspire en poussant le lecteur ravi à (re)découvrir des œuvres incontournables.
Ce mélange d’influences littéraires, d’audace, d’impertinence, de personnages improbables, d’aventures palpitantes et de paysages écossais aboutit ainsi à un roman loufoque et bien écrit qui donne la nette impression que l’auteur a pris autant de plaisir à l’écrire que nous à le lire. Le lecteur s’y retrouvera car il est en quelque sorte le héros, se régalant d’une histoire vécue par d’autres férus de littérature. Ajoutons à cela un aspect picaresque, un personnage littéralement mort de rire, de l’ironie et du second degré et nous aurons dressé un vague portrait de ce roman abordable et pourtant complexe, fourmillant de détails et de pistes de lecture. A tel point que l’on s’étonne des surprenantes capacités de chef d’orchestre de Jean-Pierre Ohl, qui parvient avec brio à jongler sur de multiples tableaux pour aboutir à un roman de cette envergure.
De même que les protagonistes peuplent leur vie des textes qu’ils savourent, j’ai adoré m’entourer pour quelques jours de la librairie Walpole et du domaine de Glenmarkie. On peut lire ce roman en connaisseur ou pour découvrir de nouvelles inspirations. On peut se délecter des aventures palpitantes de ses héros ou savourer les détails de l’intertextualité. Dans un cas comme dans l’autre le plaisir est là. Et, en ce qui me concerne, ayant lu un certain nombre de textes évoqués dans ce roman sans les connaître tous, je suis persuadée de rouvrir un jour ce livre pour y découvrir de nouveaux trésors.
Merci au libraire enthousiaste et à l’écrivain malicieux pour ces quelques heures passées dans un univers que j’ai quitté à regret. Mais l’ai-je vraiment quitté ?
Holly avait elle aussi beaucoup aimé le premier roman de l’auteur, Monsieur Dick.
L’excellent article de la librairie Georges… et pour cause !
361 p
Jean-Pierre Ohl, Les Maîtres de Glenmarkie, 2008
Commentaires
Est-ce évitable après une si élogieuse critique ?!?
En tous cas, même si je n’aime pas ce livre, j’aurais au moins passé un très bon moment en lisant ton billet.
Écrit par : Cécile | 30/09/2008
Écrit par : Lou | 30/09/2008
Écrit par : Cécile de Quoide9 | 30/09/2008
Au passage, je viens tout juste de recevoir « Montecore, un tigre unique » !
Écrit par : Lou | 30/09/2008
Je réponds à ton commentaire sur mon blog. Je n’ai lu d’Henry James que « Le tour d’Ecrou ». Pour le Roald Dahl, je vais me renseigner. Merci !
Écrit par : Laetitia la liseuse | 30/09/2008
En général je les lis en diagonale !
Écrit par : Michel | 30/09/2008
Pour « les maîtres de Glenmarkie » : bonne question :o) L’histoire se passe dans les années 50 et il n’y a pas de flash-back. Pourtant, on a souvent tendance à oublier ce cadre à la lecture : presque tous les lieux décrits sont isolés et correspondent à des époques antérieures (la vieille librairie poussiéreuse, commerce désastreux ; quelques villages et le manoir) ; il est rare qu’un élément « moderne » rappelle les années 50 (une voiture à plusieurs reprises, à l’occasion une moto qui passe, mais le héros lui-même veut s’empresser de l’oublier)… ensuite, presque tout dans les personnages et l’histoire leur permet de passer pour des héros d’un autre siècle (j’avais tendance à affubler Mary d’une robe vieille d’au moins 50 ans, comme le lecteur est assez libre d’imaginer un certain nombre de détails). L’autre lien avec le passé (en dehors de la littérature) est la conversation entre Alexander et Mary, via le secrétaire qui, à l’occasion, laisse un message adressé à celui qui le découvrirait. On y trouve aussi quelques documents d’époque, comme cette lettre racontant la mort de Thomas en 1660. L’explication est un peu longue mais je voulais être aussi claire que possible : effectivement, nous sommes en 1950, mais inconsciemment, on a fortement tendance à associer l’ensemble des scènes à un passé plus lointain. Du moins, ça a été mon cas, ce qui ne m’était pas arrivé avec « Le Treizième Conte » où les époques me semblaient plus marquées.
Écrit par : Lou | 30/09/2008
Au passage j’ai vu que toi aussi tu étais au Festival America samedi… nous avons dû nous croiser ! J’espère que tu en as bien profité, peut-être aussi en assistant à ces débats et conférences en général très intéressants !
Écrit par : Lou | 30/09/2008
Écrit par : kesalul | 30/09/2008
Écrit par : Lilly | 01/10/2008
et Merci pour le conseil de lecture (Le Piège de Dante de Arnaud)… pas au programme pour le moment (rentrée littéraire oblige) mais j’essaierai probablement « le piège de Dante » en cours d’année.
Au départ, un peu tentée par l’histoire du violon… Il faut dire que cet instrument a été au coeur de plusieurs de mes lectures cette année… dans le genre « gothique »…
Écrit par : mazel | 01/10/2008
@ Lilly : ah oui il devrait te plaire ! C’est son second mais en même temps le premier fait référence au « Mystère d’Edwin Drood »… je ne sais pas si tu l’as lu mais je pense que c’est nécessaire pour bien profiter de la lecture. Tandis que celui-ci peut être lu sans pré requis. Dans mon cas je compte maintenant lire le fameux roman inachevé de Dickens pour ensuite découvrir le premier roman de Jean-Pierre Ohl. Quand on aime… !
@ Mazel : J’avoue me souvenir assez peu du « Piège de Dante », d’autant plus que j’avais peu de temps pour lire quand je l’ai découvert… du coup j’étais peut-être un peu plus indulgente. Toujours est-il que j’ai bien aimé le contexte et une bonne partie de l’enquête.
Par contre j’ai été très déçue par « la musique des morts » (il me semble que c’est le titre), qui certes m’a donné envie d’écouter Paganini, mais que j’ai trouvé ennuyeux et un peu décousu. Je ne sais pas si je m’attendais à une histoire en lien avec les nazis ou pas (je ne sais plus si c’est sur le 4e de couverture) mais je n’ai pas du tout été convaincue par cette partie… et comme je le disais sur ton blog, je me serais bien passée de certaines scènes.
Et quelles sont les lectures autour du violon dont tu parles ? En général je suis très sensible aux histoires en relation avec la musique.
Écrit par : Lou | 01/10/2008
et encore, pas vraiment regardé du coté du polar… ni du gothique…
Peut-être a tout à l’heure sur grain de sel ou culture confiture…
bon après-midi
Écrit par : mazel | 01/10/2008
Écrit par : choupynette | 01/10/2008
Écrit par : chiffonnette | 01/10/2008
Écrit par : Laetitia la liseuse | 01/10/2008
Écrit par : Brize | 01/10/2008
Écrit par : Tamara | 01/10/2008
Écrit par : Claire jane | 01/10/2008
Écrit par : Karine 🙂 | 01/10/2008
Écrit par : Brize | 02/10/2008
See U le 16
Écrit par : Cécile de Quoide9 | 02/10/2008
@ Choupynette : attention, le stabilo est le point crucial qui peut compromettre toute l’affaire !:o)
@ Chiffonnette : c’est vrai que sur ce coup je suis impitoyable pour les PAL de mes ami(e)s LCA.
@ Laetitia : effectivement ce n’est pas vraiment un roman historique, mais je suis sure que l’ambiance te plaira déjà… et que l’histoire fera le reste :p
@ Brize : je suis flattée de t’avoir fait sourire avec mon prologue chaotique ;o) Et je vais voir le tag de ce pas !
@ Tamara : environ 350 p (voir plus haut)… quant au livre dont tu parles je l’ai effectivement remarqué à plusieurs reprises. Je vais lire ton billet pour en savoir plus, pour l’instant je suis aux prises avec un autre tigre, celui de Montecore !
@ Claire Jane : et de ma part un petit bonsoir tardif souhaité le lendemain… Merci d’être passée!
@ Karine 🙂 : j’adore ton enthousiasme, presque plus racoleur que mon billet halluciné ;o)
@ Cécile de Quoide9: Montecore abordé ce matin. Une vingtaine de pages lues jusqu’ici faute de temps… j’ai déjà adoré le préambule !! (Au passage, je vais le prêter à Marine, qui s’est inscrite au dîner il y a deux jours)
Écrit par : Lou | 02/10/2008
Écrit par : Cleanthe | 02/10/2008
Écrit par : praline | 02/10/2008
Écrit par : Leiloona | 04/10/2008
Écrit par : Turquoise | 04/10/2008
Écrit par : Laetitia la liseuse | 05/10/2008
Écrit par : Thaïs | 05/10/2008
Écrit par : Emmyne | 05/10/2008
@ Praline : mais le mérite revient au livre qui, en matière de tentation, fait déjà l’essentiel du boulot ;o)
@ Leiloona : « boudiou », ce n’est pas une expression du sud de la France ? Je l’entends régulièrement chez ma grand-mère pyrénéenne 🙂
@ Turquoise : décision tout à fait raisonnable :p
@ Laetitia, Thaïs, Emmyne : et du courage il en fallait !:o) Mais merci beaucoup à vous trois !
Écrit par : Lou | 06/10/2008
Écrit par : Leiloona | 09/10/2008
Écrit par : Lou | 09/10/2008
Écrit par : Moony | 15/10/2008
Je t’avais mis en lien sous le pseudo de Celsmoon mais apparemment je me suis trompée alors je viens de changer tout ça :o)
Écrit par : Lou | 15/10/2008
Écrit par : keisha | 19/11/2008
Pour le reste je suis tout à fait d’accord avec toi 😉 J’ai essayé de le faire durer 3 jours et depuis le livre repose à mon chevet et la première personne qui veut me le prendre je la mords 😀
Je pars en quête de son premier roman à mon retour en espérant que la biblio l’aura. Ce serait bête de claquer mes étrennes si vite ;p
Écrit par : Flo | 02/01/2009
Écrit par : Lou | 16/01/2009
Écrit par : choupynette | 14/04/2009
Écrit par : Lou | 15/04/2009
Écrit par : Cryssilda | 23/06/2009
Écrit par : Lou | 23/06/2009
Pour les bouquins Allemands, j’aimerais m’en tenir pour l’instant à des auteurs pas trop anciens, qui parlent de la société allemande, un peu comme du Ken Loach à l’allemande en fait….
Écrit par : Cryssilda | 24/06/2009
Écrit par : Lou | 24/06/2009
Écrit par : Cryssilda | 24/06/2009
Écrit par : Lou | 24/06/2009
Billet sur mon blog 😉
Écrit par : Maudapl | 29/07/2009
Écrit par : Lou | 29/07/2009
Écrit par : rachel | 24/06/2011
Écrit par : Lou | 25/06/2011
Écrit par : rachel | 25/06/2011
Écrit par : Lou | 26/06/2011
Écrit par : rachel | 26/06/2011
Écrit par : Lou | 26/06/2011
Écrit par : rachel | 26/06/2011
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