Emma Cline, Harvey

Je découvre enfin Emma Cline avec Harvey, court roman publié récemment aux éditions de la Table Ronde, autour d’un personnage plus que controversé : le producteur Harvey Weinstein.

Pour aborder ce sujet, Emma Cline a choisi d’imaginer la dernière journée de cet homme avant le verdict de son procès qui, on le sait depuis, a abouti à une sentence de prison exemplaire de plus de 20 ans. Weinstein, tout le monde en a entendu parler à travers les accusations de viol et de harcèlement sexuel en cascade, et le mouvement #metoo qui en a découlé. Alors choisir de se frotter à un sujet aussi polémique, c’est forcément un pari risqué.

Emma Cline aurait pu écrire un énorme pavé, creuser la biographie de Weinstein, parler des victimes, détailler le contexte, revenir sur le procès. Mais elle a choisi de mettre tout cela de côté pour se livrer à une interprétation toute personnelle de cette dernière journée de liberté sous surveillance.

On suit donc un Harvey vieillissant, qui croupit dans une maison luxueuse à la déco de mauvais goût prêtée par un ami. Il est livré aux bons soins d’un employé de maison efficace et discret. Il végète, visionne des films, clopine de pièce en pièce en souffrant d’un terrible mal de dos. Se fait faire une injection miracle qui l’envoie au septième ciel, lui donnant l’occasion de fantasmer sur la jeune infirmière accompagnant le médecin. Tout n’est que frustration : le mal de dos, le bracelet électronique, les amis qui l’ont lâché, les gens qui lui envoient les nouveaux films en prenant tout leur temps, la baraque pleine de tableaux de chiens qu’il méprise ouvertement. Tout en naviguant d’une activité sans intérêt à une autre, Harvey est scotché à son portable, évite son avocat, tente de continuer à jouer les rois du monde en donnant des directives à droite et à gauche. Et puis, depuis ce matin, il est persuadé que DeLillo vit juste à côté. Qu’entre grands hommes, ils se comprennent sans rien dire et qu’ils vont pouvoir mener ensemble un grand projet. Bien sûr, une fois que ce petit procès sera expédié et qu’on lui aura lâché la grappe. Après tout, Polanski s’en est bien sorti, lui. Bref, on a là le portrait d’un type paumé, pas franchement glamour, pas vraiment sympathique (doux euphémisme), qui s’auto-persuade de son innocence concernant les faits qui lui sont reprochés. Il est évident que les filles étaient aussi consentantes. D’ailleurs, son avocat a un paquet d’éléments pour le prouver.

Emma Cline n’a pas fait le choix de l’exactitude et du dossier à charge. Elle privilégie une approche littéraire qui invite à se plonger dans la tête du monstre et à imaginer le cheminement tortueux de ses pensées, alors qu’il attend le verdict d’un procès qui l’a visiblement plutôt barbé. D’ailleurs, Harvey pense plutôt à son mal de dos, son futur film et brièvement, à sa fille et sa petite-fille venues le voir. Pour le moins audacieux, ce roman ne m’a pas laissée indifférente !

106 p

Emma Cline, Harvey, 2020 (VF 2021)

8 thoughts on “Emma Cline, Harvey

    1. Oui, c’est osé mais vraiment intéressant. Cela permet à Emma Cline d’être dans la pure fiction et de ne pas basculer dans des interprétations hasardeuses.

  1. J’avais aimé son roman « The girls », dans lequel le fait divers qui sert de départ à son intrigue (le meurtre de Sharon Tate) est aussi un prétexte à faire de la littérature, comme tu le soulignes pour ce titre.
    Elle évite ainsi les écueils liés à ce genre de romans…

    1. C’est un exercice vraiment difficile c’est certain ! « The Girls » est très tentant. Je ne vais pas tarder à lire « Daddy », après l’avoir feuilleté je pense que je vais de nouveau beaucoup apprécier.

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