Molly Keane, L’amour sans larmes

Si L’amour sans larmes peut faire fuir quelques lecteurs par son titre à la Barbara Cartland, il a autant de rapport avec un roman à l’eau de rose qu’un mammouth enrhumé avec un prince charmant. Car la plume de Molly Keane est acérée et n’oublie personne en route.

Séduisante et veuve, 47 ans (voire 42), Angel a bâti en sa maison un empire personnel dont elle se veut le centre universel. Totalement dévouée à ses enfants, elle se plaît à imaginer qu’elle oeuvre activement pour le bien de tout son entourage, influençant les comportements des uns et des autres pour le mieux par ses suggestions et manoeuvres habiles. En réalité, le lecteur s’aperçoit rapidement de l’égocentrisme total du personnage, qui entend bien asseoir sa suprématie et continuer à faire graviter servants et proches dociles autour d’elle, même si elle s’auto-persuade de sa grande générosité. Elle vit ainsi avec sa fille Slaney, jolie jeune femme un brin idiote qui vient de tomber amoureuse d’un colonel : ami de longue date de la famille, celui-ci est jugé avec condescendance par Angel qui, bien entendu, n’envisage pas un instant cette histoire d’amour. Dans la maison, grande propriété irlandaise se raccrochant à ses jours d’opulence, vit aussi Birdie, ancienne nounou des enfants qui n’a jamais pu se marier grâce aux bons offices d’Angel (qui sait ce qui est bon pour elle, mais a surtout besoin de ses services). On trouve également Tidley, nièce orpheline en adoration devant Angel qui l’utilise comme bonne à tout faire et l’humilie constamment par de petites remarques. Oliver, sauvé par Angel alors qu’il souffrait de poumons malades et d’un chagrin d’amour en Europe; il est désormais son intendant et son confident, un personnage vif, cynique et bien moins manipulé qu’il n’y paraît.

Chacun la vénérait et chaque lampe devait recevoir la ration d’huile nécessaire pour alimenter de chacun le maximum de ce travail de forçat qui est la marque de ce genre d’amour (p 132).

Le roman s’ouvre alors que Julian, le fils prodigue, s’apprête à rentrer à la maison après avoir combattu pendant la guerre.

Angel a tout orchestré pour le retour de son cher bébé, quitte à faire des cadeaux totalement idiots qui montrent à quel point elle connaît mal son fils : lui qui adorait bricoler l’horloge du salon et le moteur de sa Julietta (un bateau), le voilà qui va retrouver une horloge réparée et un moteur neuf. Une nouvelle surprise attend sa mère : Julian ne revient pas seul, mais accompagné d’une femme divorcée un peu plus âgée que lui, actrice et américaine un brin vulgaire, qu’il s’apprête à épouser. De fil en aiguille, la journée des retrouvailles tourne au cauchemar… pour notre plus grand plaisir.

Ce roman s’articule autour de quelques lieux, sur deux journées, et évoque de par sa construction une pièce de théâtre. Nous passons du salon à la cuisine, en faisant un détour par quelques chambres, le jardin et à l’occasion, le port en contrebas. Au fil du temps, les personnages sont introduits un à un, le caractère d’Angel se dessine. Progressivement, ses failles et contradictions se manifestent et la journée lui échappe, sa suprématie menaçant d’être remise en question par un entourage qui s’aperçoit qu’il peut aussi avoir une volonté propre et oeuvrer pour son propre intérêt.

C’est amusant, mordant, impitoyable. Molly Keane dresse avec subtilité et humour le portrait de personnages touchants dans leur ridicule, même si beaucoup sont assez pathétiques. Mon personnage favori est sûrement Tiddley, dénigrée et moquée par tous et qui, finalement, témoigne de ressources insoupçonnées. Ajoutons à cela le superbe cadre, une vieille demeure sur la côte irlandaise… et voilà de quoi se régaler !

382 p

Molly Keane, L’amour sans larmes, 1951

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