Un victorien à la française

ladjali_vies_emily_pearl.JPG¡ Hola blogósfera ! Amigos míos, ¡ ya estoy de vuelta !

Difficile de conserver un rythme de lecture un tant soit peu avouable à Madrid : avec un soleil éclatant, une chaleur tout à fait espagnole (je confirme : 33° en début de soirée, entre 25 et 30° la nuit et 45° dans la journée au soleil), des rebajas partout, des quartiers pour la plupart toujours aussi chouettes, des tapas (ah ! mon resto adoré Gula Gula que je recommande à tous ceux qui aiment les endroits originaux et les serveurs très sympa) et des éventails (salvateurs), je me suis contentée d’une petite heure de lecture par nuit en général. Au final, je n’ai terminé qu’un seul roman… heureusement j’ai maintenant très envie de vous en parler.

Pour me rafraîchir un peu peut-être, ou sans doute pour poursuivre dans ma veine anglophile, j’avais opté pour Les Vies d’Emily Pearl de Cécile Ladjali (au passage je dois encore parler ici des Souffleurs).

A priori, nous lisons le journal d’Emily, jeune femme d’origine modeste employée par Lord Auskin au poste de gouvernante. Veillant sur le jeune Terrence, enfant précoce souffrant d’hydrocéphalie, Emily vit dans l’attente des lettres de sa sœur Virginia. La relation entre les deux sœurs est au cœur du récit : d’un côté, l’indépendante Virginia qui a osé changer le cours de son destin en partant à Londres, travaillant dans une usine avant de partir brusquement en Amérique avec un pasteur épousé en cachette ; de l’autre, Emily, plus instruite mais incapable de troquer son modeste quotidien contre la liberté à laquelle elle aspire en apparence. Alors que les lettres de Virginia indiquent chaque fois de nouveaux changements, des déménagements, de nouvelles occupations, un mariage ou la naissance d’un enfant, la vie d’Emily ne change pas malgré ses éternelles rêveries, son admiration pour le courage de sa sœur, son mépris pour les petites aspirations de ses parents paysans et le mari qu’ils lui destinent. La passion elle-même ne suffit pas à bouleverser ses plans. Amertume, rage, mépris de ce qui l’entoure… mais la narratrice ne parvient pas à s’échapper.

Tandis qu’Emily semble en apparence clouée sur place dans un monde qui évolue sans elle, de nombreux doutes assaillent le lecteur. Roman de type victorien, ce journal intime empreinte les codes du genre pour mieux les transgresser. Alors qu’il pense lire le journal d’Emily, le lecteur s’aperçoit soudain qu’il ne s’agissait en réalité que de vagues pensées de la narratrice. « Je m’avance vers le pupitre. J’ouvre le cahier. J’y écris des phrases. Je ne sais pas vraiment ce qu’elles disent à ma place, ces phrases. Je voudrais qu’elles me modifient » (p66). La barrière entre les deux est parfois infime et il est parfois difficile de savoir quand on passe du rêve à la réalité, des réflexions personnelles à la prise de notes, pensée écrite pouvant être découverte, parfois à l’insu de l’intéressé.

Justement, le journal en principe intime prend ici une autre envergure : véritable outil stratégique, il est laissé à dessein dans des lieux où il pourra être découvert et lu. Servant à dénoncer les méfaits des uns et des autres, l’hypothétique journal est aussi sujet à caution : tissu de mensonges ? texte inexistant ? mélange de faits réels et des projections d’une imagination fébrile ? Chaque fait prête alors à confusion ; on en vient même à douter de l’existence de Virginia, personnage pourtant central et d’une grande influence sur la narratrice. De même, la thématique des fantômes et des sorcières questionne l’identité du narrateur et nous interpelle constamment sur le lien entre la réalité et la fiction, sur la part de rêve dans l’histoire.

Et si tout n’est pas mensonge, on finit par suspecter Emily : lorsque les chiens sont empoisonnés, malgré ses accusations à l’encontre de la nouvelle cuisinière, la narratrice reste a priori la suspecte la plus indiquée. Quoi qu’il en soit, le cahier devient le seul moyen d’action d’Emily : il lui permet de placer des pions sur un échiquier, de laisser agir et d’observer les résultats.

Les pistes de lecture sont encore nombreuses. Ainsi le rapport à l’eau joue un rôle majeur, lac, flaques ou océan rappelant notamment la distance entre les deux sœurs et les espérances placées dans une vie différente, difficile d’accès. Mouvement et immobilisme sont aussi un thème central et, en ce qui concerne Emily, cela se résume à l’élan vers l’Amérique et à l’éventuel changement de relation avec Lord Auskin.

Ce livre assez triste et sombre est en quelque sorte un pastiche victorien, ancré dans un cadre classique (avec notamment un vieux manoir, la campagne anglaise, un peu de pluie et un maître des lieux beau, sombre et torturé). C’est pourtant un livre moderne dans lequel la narratrice se plaît à jouer avec nous ; tout en étant adaptée à l’époque concernée, l’écriture est également différente de celle des auteurs victoriens. Voilà un livre très intéressant et un bel hommage à la littérature britannique. Au final, un roman original très agréable à lire.

Extrait :

Ne la dispute pas, papa, c’est moi qui ai demandé qu’elle me parle du désert. Alec ne répond rien. Il prend son fils dans les bras, referme tout doucement la porte de ma chambre. Je suis seule en compagnie d’une cheville douloureuse et d’horribles pressentiments. Je sais à présent que j’ai décidé de rester ici pour accompagner la mort. Je pourrais encore choisir la vie… Boiter demain jusqu’à la gare… Puis sauter dans le bateau…. Et me jeter dans les bras bien vivants de Virginia. Fuir Green Worps et tous ces fantômes.

191 p

Cécile Ladjali, Les Vies d’Emily Pearl, 2008

Commentaires

Bon retour parmi nous ! Surtout avec cette belle critique. Je note définitivement ce titre !

Écrit par : Lilly | 08/07/2008

J’en veux !
J’en avais déjà entendu parler, j’aime beaucoup l’ambiance de la couverture, et ton billet a achevé de me convaincre…

(et c’est bon signe, de ne pas trouver trop le temps de lire en vacances, mince, Madrid méritait bien cette petite pause de lecture ! 🙂 )

Écrit par : erzébeth | 08/07/2008

Il est déjà dans ma LAL, mais avec une telle critique, il remonte de plusieurs rangs !

Écrit par : Aelys | 08/07/2008

Je le note ! Merci !

Écrit par : Karine | 08/07/2008

J’avoue avoir laché cette lecture en cours de route! Je n’ai pas du tout accoché!

Écrit par : chiffonnette | 08/07/2008

Tu m’as donné envie de le lire ! bon retour parmi nous…

Écrit par : Ingrid | 08/07/2008

@ Lilly, Erzébeth, Aelys, Karine et Ingrid : ravie de voir que cette lecture vous tente également ! C’est en tout cas un roman contemporain à part, un peu particulier mais très intéressant à bien des égards.

@ Erzébeth : j’ai rencontré Cécile Ladjali au Salon du Livre. Je lui ai moi aussi parlé de la couverture. Elle m’a dit qu’elle l’avait choisie a posteriori, se disant qu’elle représentait bien ses héroïnes telles qu’elle se les figurait.

@ Chiffonnette : je vais aller voir ce que tu en as dit, si tu en as finalement parlé. J’aimerais bien lire ton avis.

Écrit par : Lou | 09/07/2008

J’aime beaucoup la couverture et ce que tu en dis, alors, hop c’est noté ! 😉

Écrit par : Florinette | 09/07/2008

Ton billet me tente bien … et je suis sûre d’en avoir entendu parler en bien ailleurs mais je ne sais plus où ! C’est donc noté !

Écrit par : Joelle | 10/07/2008

Tu me mets véritablement l’eau à la bouche avec ton billet !!!! Je note sans hésitation !

Écrit par : Manu | 11/07/2008

@ vous trois : je suis ravie de vous avoir un peu donné envie de découvrir Cécile Ladjali !!

Écrit par : Lou | 12/07/2008

Je note aussi, j’adore ton résumé et ta critique…

Écrit par : Cécile | 12/07/2008

@ Cécile : merci beaucoup, je serais également curieuse de connaître ton avis 🙂

Écrit par : Lou | 24/07/2008

Je viens de la finir j’ai tout simplement adoré !!!!!!

Écrit par : Alice | 08/09/2008

@ Alice : ah ! ça me fait plaisir de partager ce coup de coeur avec toi :o)

Écrit par : Lou | 10/09/2008

L’extrait que tu as choisi est prenant !

Écrit par : Theoma | 03/09/2009

Cette lecture me tente beaucoup, même si j’ai été déçue par « Les souffleurs » du même auteur…

Écrit par : Schlabaya | 08/09/2009

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