Marghanita Laski, The Victorian Chaise-Longue

Si je connaissais Marghanita Laski de nom depuis longtemps, je n’avais encore jamais lu ses oeuvres. Je commence avec le célèbre roman court The Victorian Chaise-Longue. Un texte désarçonnant, beaucoup plus sombre que je ne m’y attendais.

Le récit débute dans les années 1950 et s’ouvre sur une scène dans laquelle Melanie Langdon échange avec son médecin à la suite d’une longue maladie. Elle vit avec son époux dans une maison près d’un canal, un foyer meublé avec amour grâce à diverses tournées des antiquaires et des brocantes. La description faite des lieux laisse imaginer une maison lumineuse, chaleureuse, dans un quartier autrefois décrépit et désormais en pleine reconversion. D’autres investisseurs ont jeté leur dévolu sur les maisons adjacentes, dont un artiste. Melanie et son époux Guy sont très à l’aise financièrement et le couple est uni, malgré un certain déséquilibre dans la relation. Conformément aux habitudes de l’époque, Melanie s’enferme dans le rôle de la gentille et jolie femme un brin idiote qui sert de faire-valoir à son formidable époux. ‘How clever you are, darling,’ said Melanie adoringly. ‘You make me feel so silly compared with you.’ (p 5)

On comprend rapidement que la jeune femme a souffert de tuberculose pendant sa grossesse. Son enfant a été sauvé mais elle n’a pas encore pu s’en occuper et n’a fait que l’entrevoir. Convalescente et encore faible, elle semble cependant en bonne voie de guérison. Elle va ainsi pouvoir quitter sa chambre et s’installer dans le salon mitoyen. Elle choisit de s’y reposer sur la chaise-longue victorienne, une sorte d’horrible canapé tarabiscoté, recouvert d’une tapisserie hideuse représentant d’énormes roses (sa laideur est prémonitoire). Melanie repense au moment de son achat : le meuble s’est imposé à elle, au point qu’elle a inversé les rôles avec le vendeur dans la négociation, contrairement à ses habitudes de négociatrice chevronnée.

C’est là que tout bascule. Melanie s’installe confortablement pour une première sieste en dehors de son lit. Lorsqu’elle se réveille, tout est sombre autour d’elle et flotte une odeur désagréable. La pièce lumineuse et fraîchement aérée de sa maison a disparu. La jeune femme tente de s’arracher à ce cauchemar, de se rendormir pour s’éveiller chez elle, mais rien n’y fait. La voilà en 1864, dans le corps d’une certaine Milly Baines. Who is Milly Baines ? came the gradual inquiry, and at last she looked, as she had not dared to before, at what was immediately around her, examined, tested, interpreted the feeling of this body of Milly  Baines in which was imprisoned the brain of Melanie Langdon. (p40)

(Spoilers) La première réaction de Melanie est de refuser tout contact avec les objets victoriens. Elle craint que ceux-ci ne l’attachent à l’époque. Elle éprouve aussi une terrible répulsion pour tout ce qui a pourri et disparu depuis bien longtemps. More powerful than any reason, an overwhelming passion of disgust told her that this body must not be nourished, not linked by nourishment to water long since tainted and drained away. (p38)

She shuddered, and knew she was shuddering in a body long ago dead. Her flesh crawled away, and it was flesh that had turned green and liquescent and at last become damp dust with the damp crumbling coffin-wood. (p41-42)

Après l’incrédulité, après avoir écarté la possibilité d’un rêve (notamment parce que les sons et les couleurs sont bien trop perceptibles pour cela) Melanie analyse la situation et décide de poser des questions plus indirectes à sa « soeur » Adelaide, une femme vieillie avant l’âge, au visage sévère, qui alterne entre austérité, colère et tendresse. Néanmoins, la tâche est plus ardue qu’elle ne l’espérait.

But it was so hard even to understand the story that Adelaide told, because it was told to a listener who knew its background, and to Melanie it must be like a story overheard in a tea-shop, words with meaning, but no shape save to the intended hearer who could herself people the gaps that reflected mutual knowledge. (p 48)

Autre difficulté lorsqu’elle tente de convaincre l’un des personnages du fait qu’elle vient du futur, elle s’aperçoit qu’elle ne peut mentionner aucun objet n’existant pas à l’époque : avions, plastique… We have aeroplanes, she said tentatively in her mind, and then she tried to repeat the phrase soundlessly with her mouth, but the exact words would not come. What did I say, she asked herself when the effort had been made, something about machines that fly, or was it aeronautic machines ? (p 58)

Graduellement, la perception de Melanie se modifie. Après le rejet, puis l’analyse, l’immersion. La personnalité de l’héroïne semble s’altérer. Si elle était clairement Melanie à son arrivée, son identité semble se fondre avec celle de Millie le temps passant. Cela débute par la langue, plus adaptée à l’époque. ‘It was only’, she said, ‘that I feel such urgent need of spiritual consolation.’ The words shaped themselves apart from her will, which had wished to speak of desperate need for help. She stopped, puzzled at this discrepancy between her thought and the words her tongue had spoken. (p 55) Puis le caractère lui-même se modifie. What is the fool weeping about ? thought Melanie with a new impatient cruelty, she who was soft and kind as she had thought – could she have been wrong ? – that Milly was soft and kind too. (p 86)

Ce roman conduit inexorablement Melanie à sa perte – P.D. James la qualifie à juste titre de victime dans sa préface. L’époque victorienne est le miroir obscur de la première partie, pleine d’espoir, lumineuse, introduction dans laquelle Melanie semble sauvée de sa maladie et promise à une vie heureuse. Elle est entourée avec bienveillance par son mari, un docteur qui la connaît depuis longtemps (et nourrit probablement pour elle des sentiments ambigus, car il n’aime pas le mari) ainsi qu’une infirmière efficace. En 1864, également souffrante de consomption (le nom de la tuberculose à l’époque), elle est enfermée dans une chambre où l’air de circule pas, une pièce sombre aux odeurs rances, qui annonce le déclin de la chair, l’enfermement, l’obscurité et la mort probable. Elle est là aussi entourée, mais les personnages qui gravitent autour d’elle nourrissent des sentiments plus ambigus. On comprend très rapidement que Milly Baines a fauté, et qu’elle a vraisemblablement eu un enfant elle aussi. Mais compte tenu de l’époque, c’est une traînée aux yeux de sa soeur, qui a cherché à étouffer l’affaire discrètement. Comme dans les années 1950, deux personnages masculins feront leur entrée : l’amant et le médecin. Néanmoins, leurs sentiments à son égard sont plus égoïstes, moins entiers ; ils semblent peu à même de secourir Melanie. Enfin, le rapport entre le passé et le présent, ou le présent et le futur (on ne sait finalement plus) se retrouve à travers ce symbole : repérée lors de l’achat, cette tache sur la chaise-longue qui fait écho à une violente quinte de toux de Melanie-Milly au cours de laquelle elle crache du sang, en 1864. ‘It seems to have got a bit stained,’ said the young man, as they stood side by side, looking down on it. He pointed to a brownish stain on the seat, discolouring a pale pink rose and the dark red felt underneath it, as if something had been carelessly spilt there. (p19)

Le glissement de la lumière à l’obscurité, de la légèreté à la lourdeur, de la fraîcheur à l’enfermement est parfaitement rendu dans les illustrations au début et à la fin du roman – je ne regarderai plus jamais ce genre de tapisserie du même oeil :

Un court roman redoutable, qui évoque l’efficacité d’une pièce en deux actes. Les parallèles entre les deux époques, l’enfoncement progressif dans le cauchemar (ou la folie ?), le dédoublement de personnalité contribuent à rendre ce récit implacable. La sensation d’emprisonnement est omniprésente et l’époque victorienne n’aura jamais été aussi subtilement dépeinte dans tout ce qu’elle peut avoir de bien-pensant, d’hypocrite et de morbide. Laski ne s’est pas attachée à retraduire en détail le contexte historique, et ses personnages secondaires restent hermétiques, car vus à travers les yeux d’une inconnue. Néanmoins, les petits détails de la vie quotidienne sont dépeints avec réalisme et précision. On notera notamment ce moment où Adelaide, habituée à appeler sa bonne Lizzie en criant, utilise une sonnette en présence du vicaire. Mais au-delà de cette anecdote, ce sont surtout les objets du quotidien, les tissus rugueux, les vêtements qui enferment, les lourdes tentures, la décoration surchargée et l’écoeurement lié à la consommation de mets depuis longtemps disparus qui sont décrits avec une effroyable précision, dans une économie de mots parfaitement maîtrisée.

Un superbe vintage classic à découvrir. Mon prochain sera très probablement Little Boy Lost.

Présenté pour la lecture commune sur le thème du surnaturel, dans le cadre du Mois anglais.

Photo et texte Copyright MyLouBook.

99 p

Marghanita Laski, The Victorian Chaise-Longue, 1953

6 thoughts on “Marghanita Laski, The Victorian Chaise-Longue

  1. Quelle critique passionnante et complète! Tu m’as convaincue d’acheter le roman. Hop je le commande et j’ai hâte de le lire. Le roman bien que bref à l’air vraiment riche en interprétations. J’adore ce genre d’oeuvre. Merci pour cette belle trouvaille!

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