Je n’ai pas toujours été tendre avec Stevenson, mais ça, c’était avant. Car la lecture du Maître de Ballantrae a été la révélation tant attendue : j’ai pris un immense plaisir à découvrir ce récit de Stevenson, que j’arrive enfin à classer parmi mes grands auteurs victoriens. Il était temps (car cette incompréhension mutuelle me taraudait depuis longtemps) !
Ecosse, XVIIIe, pendant la guerre civile. Au manoir de Durrisdeer, le Maître de Ballantrae, héritier du titre, et Henry, son frère cadet, jouent à pile ou face leur sort en ces temps incertains : le Maître partira combattre avec les rebelles tandis que Henry et son père afficheront leur fidélité au roi George. Ce tirage au sort se fait à la demande du Maître, joueur, opportuniste et aventurier, contre l’avis du père et du frère, persuadés que le tenant du titre devrait rester au manoir. Le Maître part, recrute une troupe de rebelles en soudoyant et menaçant de braves villageois et, au bout d’un certain temps, l’un d’eux revient dans la région et prétend être le seul survivant de l’expédition. Le Maître serait donc mort, mais en réalité, il revient à de nombreuses reprises au cours du récit.
Henry, le cadet, est donc amené à hériter du titre. Contrairement à son frère aîné qui n’est qu’un calculateur peu recommandable, Henry est un homme posé, droit et bon, très amoureux de sa cousine Alison, autrefois promise au Maître. Malgré toutes ses qualités, cet homme n’est reconnu à sa juste valeur que par l’intendant du domaine (narrateur principal) : son père lui est reconnaissant mais préfère le fils indigne, Alison se voit contrainte de l’épouser tout en mettant un point d’honneur à rappeler sa fidélité au disparu, les villageois conspuent Henry qu’ils accusent de la perte d’un homme qui, guère aimé de son vivant, est devenu un héros en mourant.
Tout d’abord qualifié de « tale » par Stevenson, puis de « tragédie », ce récit mélange les genres avec panache : roman d’aventures, où l’on découvre un bateau pirate, des indiens « scalpeurs », une traversée en mer sous la tempête, l’Inde, sans parler de la guerre civile, fond de toile ; mais aussi tragédie, où deux frères se haïssent et se livrent un combat sans fin, qui ne pourra aboutir qu’à la mort de l’un d’eux, et où l’amour n’est jamais réciproque.
Les personnages sont peu nombreux dans ce récit qui repose principalement sur le duel opposant les deux frères : Ballantrae, dépossédé de son titre, de sa fortune et, accessoirement, de sa fiancée, nourrit une rancoeur sans fin à l’égard de son cadet ; celui-ci, d’abord plutôt enclin à céder au chantage auquel il est soumis, finit petit à petit par céder à la folie, la solitude l’ayant peu à peu détruit.
L’évolution des personnages est particulièrement fascinante : au début du récit, Henry est le frère incompris, certes un peu terne mais intègre, intelligent; puis il devient de plus en plus dur et intraitable, afin de faire de son frère une véritable obsession, qui causera sa perte ; à la fin, Henry devient un être pitoyable, qui n’a plus tout à fait sa tête et qui s’aliène ceux qui lui sont finalement attachés.
A l’inverse, le Maître est au début une sinistre individu, buveur, fourbe, profitant de son vieux père au coeur trop tendre ; c’est aussi un séducteur, beau parleur, capable de tromper facilement son entourage (à côté de lui le pauvre Henry paraît bien fade à leur père et à la nouvelle Mme Henry Durrie) ; malgré tout, petit à petit, on finit par prendre un peu en pitié le Maître, qui parvient à manipuler le lecteur sans doute ; en dépit de la façon dont il persécute Henry et sa famille, le Maître est finalement un homme qui a échoué toute sa vie, que tous détestent et méprisent et dont le dernier compagnon est son serviteur indien.
A noter le parallèle entre McKellar, serviteur dévoué de Henry et Secundra Dass, qui accompagne le Maître : tous deux sont les seuls alliés indéfectibles des frères ennemis.
Voici deux passages donnant un apperçu intéressant du Maître (le premier étant l’un des seuls extraits plutôt amusants) :
« Il haïssait le baron d’une haine terrible ? demandai-je.
– Ses entrailles se nouaient quand l’homme approchait de lui, dit le Maître.
– J’ai ressenti cela, dis-je.
– En vérité ! s’écria le Maître. ça, c’est une nouvelle, alors ! Je me demande… je me flatte, peut-être ? ou suis-je la cause de ces perturbations abdominales ? » (p827)
« Si j’avais été le moindre petit chef de clan dans les Highlands, si j’avais été le plus petit roi des nègres qui vivent nus dans le désert d’Afrique, mon peuple m’aurait adoré. Mauvais, moi ? Ah ! mais j’étais né pour faire un bon tyran ! Demandez à Secundra Dass ; il vous dira que je le traite comme un fils. Unissez votre sort au mien demain, devenez mon esclave, mon bien, une chose que je puisse commander, comme je commande les forces de mes membres et de mon esprit… vous ne verrez plus ce côté sombre que je tourne vers le monde, dans ma colère. Il me faut tout ou rien. Mais quand on me donne tout, je le rends avec usure. J’ai le caractère d’un roi : c’est ce qui fait ma perte ! » (p831)
Un texte superbe et foisonnant qui mêle habilement les récits les plus divers. Conduisant le lecteur d’un manoir écossais jusqu’aux forêts glacées d’Amérique du Nord, ce livre dépaysant est de ceux que l’on ne peut abandonner. La lutte fratricide du Maître et du nouveau Lord est aussi la nôtre, et c’est le coeur glacé d’effroi que nous suivons les tortueux chemins conduisant au désastre final.
366 p
Robert Louis Stevenson, Le Maître de Ballantrae, 1889
Challenge God save le livre : 11 livres lus
Commentaires
Écrit par : Turquoise | 20/07/2011
Écrit par : rachel | 20/07/2011
Écrit par : Schlabaya | 20/07/2011
@ Rachel : mais tu vois que j’y suis arrivée !! Quel acharnement ! Finalement je me dis que je vais finir par aimer Flaubert aussi :o)
Écrit par : Lou | 20/07/2011
Écrit par : Lou | 20/07/2011
Tu sais déjà à quel point je suis heureuse de te voir enfin conquise par Stevenson. 🙂 J’aurais été surprise que tu n’adhères pas à ce livre. En revanche, je ne me souviens pas avoir éprouvé de pitié pour le Maître…
Écrit par : Lilly | 21/07/2011
Écrit par : Titine | 21/07/2011
Écrit par : maggie | 21/07/2011
Écrit par : Perrine | 21/07/2011
Écrit par : Perrine | 21/07/2011
Écrit par : rachel | 21/07/2011
Je ne sais pas si c’est de la pitié que j’éprouve pour le Maître, c’est un bien grand mot… je ne me suis aucunement attachée à lui, en revanche lorsque la fin arrivait j’ai fini par me mettre à sa place et me dire que, même si c’était un sinistre personnage, il avait quand même perdu beaucoup en partant se battre, même si c’était un choix de sa part. Je trouve le personnage assez fascinant aussi, comme lors de la réplique que j’ai citée plus haut.
@ Titine : pfff, la rebelle que je suis n’est jamais loin, Robert Louis et moi aurons sans doute une histoire houleuse (mais il y a déjà un certain vécu bien entendu !) ;o)
@ Maggie : j’ai prévu d’un lire un roman dans mon volume de la Pléiade, « Le Club du Suicide » et les « Poèmes enfantins » déjà en cours de lecture. Quant aux programmes de lecture je désespère moi aussi de lire enfin plus que vingt pages par jour, mon rythme en ce moment (car je m’endors dans les transports et m’endors rapidement le soir en lisant chez moi !).
@ Perrine : je serais très heureuse de lire ton avis sur ce roman si tu te décides à le lire :o) Quant à mon blog je commençais à m’inquiéter, a priori c’était un problème de serveur… ça m’était déjà arrivé mais pas plus de deux jours et là en plus je n’avais plus accès aux images dans mes billets sur mon compte, ça m’inquiétait car j’avais peur de les perdre toutes en retrouvant mon blog !
@ Rachel : c’est Madame Bovary qui doit désormais me conquérir !
Écrit par : Lou | 21/07/2011
Écrit par : rachel | 22/07/2011
Écrit par : Isil | 22/07/2011
Écrit par : sybille | 22/07/2011
Écrit par : melodie | 22/07/2011
Écrit par : claudialucia ma librairie | 24/07/2011
@ Isil : maintenant il faut que tu me donnes d’autres idées de lecture :o) Un peu plus et je vous propose une lecture commune Stevenson !
@ Sybille : je n’ai pas aimé « l’étrange cas… » mais te conseille vivement celuil-là !
@ Melodie : un brin masochiste, je l’avoue, mais je suis ravie de la tournure que prend notre histoire ;o)
@ Claudialucia : ah j’en suis ravie !! (je ne croyais pas communiquer un jour mon enthousiasme pour Stevenson vu que j’étais bien déçue au début).
Écrit par : Lou | 29/07/2011
Écrit par : rachel | 30/07/2011
Écrit par : Joelle | 03/08/2011
@ Joëlle : oui je parlerai de deux autres titres rapidement, plus courts, et excellents aussi !
Écrit par : Lou | 04/08/2011
Écrit par : rachel | 06/08/2011
Écrit par : Lou | 08/08/2011
Écrit par : rachel | 09/08/2011
Écrit par : Lou | 09/08/2011
Écrit par : rachel | 09/08/2011
Écrit par : Malice | 24/11/2012
@ Malice : quel livre magnifique, tu as dû te régaler toi aussi :o)
Écrit par : Lou | 24/11/2012
Écrit par : rachel | 24/11/2012
Écrit par : Lou | 25/11/2012
Écrit par : rachel | 25/11/2012
Écrit par : Lou | 25/11/2012
Écrit par : rachel | 26/11/2012
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