(Ce billet et les quelques suivants ont été rédigés à Royan où je n’avais pas accès à Internet et seront publiés – encore ! alors que je serai en Saxe autour de Leipzig, entre forêts et lacs… les vacances continuent, mais encore une fois je tarderai un peu à lire vos commentaires)
Les pieds dans l’eau pendant son petit séjour hautement océanique, Miss Lou a également pensé à charger son sac de plage avec tout un tas de bouquins pouvant à terme déboucher sur quelques conseils de lecture pour vous, petits curieux !
Par le plus grand des hasards et surtout grâce à ma cousine qui m’a prêté ce livre, je m’apprête donc à vous parler d’un roman tchèque (toute revigorée que je suis par mes batifolages aquatiques de l’après-midi). Je connais peu (ou pas) la littérature slave et je ne suis pas sure d’avoir déjà lu un roman tchèque avant celui-ci. Erreur à laquelle je devrais remédier au plus vite si la littérature tchèque produit souvent des textes aussi réussis que celui que je viens de lire.
L’histoire est celle, très touchante, d’une jeune médecin jouant les messagers clandestins pendant la deuxième guerre mondiale. Ses missions lui semblent d’une facilité déconcertante et elle ne flaire pas le danger jusqu’au jour où son groupe de résistants est découvert. Grâce aux précautions prises par un ami, l’héroïne est sauvée à temps : elle devra donc quitter sa ville et changer d’identité. Pour ce faire, elle devra épouser Joza, un patient défiguré, formidable conteur qu’elle considérait avec bienveillance avant de découvrir leur union prochaine. La médecin, athée, femme moderne, indépendante, ambitieuse, est contrainte de s’installer dans un petit village montagnard peuplé de rustres et d’ivrognes pour lesquels la femme doit nécessairement accepter d’être dominée. Choc des cultures auquel il faut ajouter les épousailles avec un homme qui la répugne, l’installation dans une masure d’une autre époque, la présence envahissante de femmes qui viennent s’immiscer dans sa vie. Parmi elle, Zena, qui a mis son grain de sel dans le choix des meubles avant son arrivée, ou encore Lucka, guérisseuse aux pratiques déconcertantes.
Voilà un roman très fin dans lequel se développent de nombreux thèmes autour d’une histoire assez simple, moins marquée par les péripéties que par les subtils changements qui s’opèrent en Eliska et dans les relations qu’elle entretient avec ses nouveaux compagnons. Face à cette héroïne écorchée vive, audacieuse, presque insolente, beaucoup de chemins s’ouvrent : le séjour en montagne sera-t-il une brève interlude avant de reprendre une vie abandonnée précipitamment ? Eliska sera-t-elle enchaînée à son nouvel environnement plus longtemps ? Sera-t-elle désormais épargnée par la guerre, dont la menace pèse toujours ? Et qu’attendre de ses relations avec le nouvel époux : convention tacite entre la combattante en fuite et le protecteur ? rapports de couple imposés ? haine ? amour ? respect ? abandon ? dégoût ?
Le don de soi opposé à la domination : voilà encore deux pistes de lecture invitant à la réflexion. Dès le début, devant celui qui est présenté comme le futur maître, la peur de la narratrice est palpable et laisse espérer le pire d’une relation dont elle n’attend rien, hormis la violence. Celle-ci, envisagée immédiatement avec une lucidité déconcertante, semble rattachée au passé trouble d’Eliska, dont on ne sait rien hormis les impressions fugaces laissées par quelques commentaires.
Enfin, la fragilité psychologique de la narratrice donne à son récit une dimension supplémentaire : apeurée dans la première partie du roman, elle va devoir affronter ses appréhensions ; l’issue de cette confrontation avec un nouvel environnement et un nouveau compagnon n’en est que plus incertaine.
A la construction parfaite, à l’histoire magnifique aux personnages complexes se greffe un style pur, souvent très poétique. Un très beau roman et une entrée remarquée dans le monde littéraire pour cet écrivain publiant pour la première fois à l’âge de 82 ans. Un 2e livre intitulé Zelary (à paraître prochainement en France) a été extrêmement bien accueilli dans son pays.
Extraits :
« Les cieux liquides se déversant sur mes épaules »
« Je n’aurais jamais cru qu’un paysage pût être terrifiant. A présent je le sais d’expérience. La forêt était percée de rochers livides autour desquels s’entremêlaient de tortueux sentiers. Ils étaient reliés entre eux avec une absurdité à vous faire perdre la tête, se croisant de telle manière qu’il était possible d’y tourner en rond à l’infini. Dans la vallée, une rivière rugissait. Elle était si vive qu’on ne pouvait la traverser que lors des étés torrides, quand le niveau de l’eau baissait et laissait émerger les pierres. Le sifflement ininterrompu du vent venait de tous les points cardinaux. Je n’étais entourée de silence que sur de ridicules petits plateaux, ici sablonneux, là herbeux, ailleurs moussus et imbibés d’une eau jaillissant de sources cachées un peu partout. Mais, au bout d’un moment, ce silence me paraissait abominable. »
« Dès le premier jour, on m’avait bien fait comprendre mon état de femme.
Je me sentais abandonnée, vouée aux grâces et disgrâces que voudrait bien m’accorder ce village inexistant. Mes vieilles certitudes étaient détruites par les grondements de la rivière, dispersées par l’air saturé d’odeurs inconnues, noyées dans des trombes de couleurs allant du léger roux de la terre jusqu’au ciel changeant, en passant par les teintes de vert les plus nuancées.
Dans les moments où je revenais à moi-même, je spéculais avec sang-froid sur l’instant où j’allais devenir folle ici. »
Perdue :
« Aux premières gouttes, je fis demi-tour avec mon panier presque plein et me frayai un chemin dans les broussailles pour rentrer. Je m’arrêtai net dans une clairière : ce n’était pas celle qui surplombait notre chaumière. Mon cœur se mit à cogner. Devant moi, un escarpement inconnu plongeait dans des profondeurs d’un vert ténébreux. Je me glissai bien vite vers les fourrés pour chercher le petit chemin par lequel j’étais venue. Mais les buissons, entre-temps, s’étaient refermés derrière moi.
Dans le réseau des sentiers que j’avais empruntés très vite, je me démenais comme la mouche dans une toile d’araignée.
Réfléchis, m’ordonnai-je, réfléchis !
Les roncières sont vastes mais pas infinies. Tu peux les contourner. C’est ce que je tentai. Un banc de brume vint me couper la route et, lorsque le vent le dispersa, il n’y avait derrière lui rien d’autre que le ciel. A deux pas devant moi, le ciel grand ouvert. Je fermai les yeux une seconde. La panique. Je dois la surmonter. En vain. Elle me tient depuis longtemps déjà.
Je m’assis ou, plus précisément, je m’affalai par terre.
Des fourmis se mirent à me mordre et je m’aperçus que le monticule sur lequel je me reposais était une gigantesque fourmilière. Là, je me trouvai vraiment à la limite de l’hystérie. (…) Je m’allongeai par terre, collai mon corps aux feuilles en décomposition et respirai profondément leur amère senteur. (…) Centimètre par centimètre, comme un ver piétiné, je me frayai un passage en rampant vers le ciel béant, gris et menaçant. Devant mes yeux, la gorge était pleine d’ombres tremblantes. Je m’accrochai désespérément à la terre, seule réalité.
C’était vraiment une falaise.
(…) La forêt s’étendait en contrebas. (…) Non loin, elle était coupée par un rideau de pluie.
(… Je perçus le son d’un ruissellement. Un filet d’eau tombait d’une saillie et se changeait un peu plus bas en un petit ruisseau.
(…) Bientôt mes mains faiblirent, je me mis à déraper sur la paroi d’argile. J’arrivai en bas moitié en tombant, moitié en trébuchant. J’atterris sur la berge du ruisseau.
En regardant vers le haut, je ne pus croire que j’avais descendu tout ça. Une de mes chaussures avait été engloutie quelque part, je jetai donc la deuxième. L’eau froide du torrent ne me causait aucune douleur, mais marcher sur les petits cailloux roulants et glissants était au-dessus de mes forces. Le courant m’emporta. Je remontai sur la berge en rampant et tentai de me traîner dans les orties (…).
Alors je fus pétrifiée.
Le ruisseau ne se déversait pas dans une rivière mais dans un marécage. La pluie cessa un moment, les nuages se déchirèrent, le soleil couchant cingla effroyablement la surface mouvante de l’eau. Elle était envahie par des plantes aquatiques dont les langues sanglantes ondulaient devant moi. Et, pour que l’effroi fût à son comble, une épine saillait de cet œil gélatineux… le moignon de quelque bâtiment. (…)
Le ciel se fermait lentement au-dessus de ma tête. »
Oct 2008 : Et je découvre avec beaucoup de retard (mais aussi beaucoup d’intérêt) le billet très intéressant d’Eurydice.
143 p
Kveta Legatova, La Belle de Joza, 2002
(Version française : 2008, Editions Noir sur Blanc)
Commentaires
Écrit par : Karine | 25/07/2008
Écrit par : Georges F. | 25/07/2008
Écrit par : Georges F. | 25/07/2008
Écrit par : liliba | 25/07/2008
Écrit par : Joelle | 25/07/2008
Cordialement
Marie
Écrit par : Marie | 25/07/2008
Écrit par : Anne | 26/07/2008
Écrit par : Anne | 26/07/2008
Écrit par : Hilde | 31/07/2008
Dans le créneau « Europe orientale », il y a aussi « L’Age d’Homme », mais moins exclusivement.
Écrit par : Daniel Fattore | 31/07/2008
Daniel, merci pour ces informations au sujet des éditions « Noir sur blanc », je vais aller faire un tour sur leur site.
Écrit par : kali | 01/08/2008
Les éditions N&B font partie du même groupe éditorial que Buchet et Chastel, si ça vous permet de mieux situer. Bonne visite sur le site de tout ce petit monde!
Écrit par : Daniel Fattore | 07/08/2008
Écrit par : Cécile de Quoide9 | 07/08/2008
@ Georges F. : cela fait plaisir de partager la découverte de livres peu connus, surtout lorsqu’on est enchanté !
@ Liliba : j’aurais aimé ajouter deux autres extraits vraiment superbes, mais ils en disaient trop sur la suite…
@ Joëlle : l’écriture est très musicale et il y a un certain nombre de descriptions, mais si tu as peur de te retrouver face à de la littérature contemplative, ce n’est pas le cas : l’histoire et les personnages occupent le premier plan. Je recommande sans hésiter !:o)
@ Marie : merci pour ce passage, je suis ravie de voir que ce blog vous plaît bien ! Concernant Kundera, je connais bien sûr de nom mais je ne l’ai encore jamais lu… autant dire que je ne sais rien ou presque sur lui. Je le lirai sans aucun doute, d’autant plus que j’ai mis les pieds pour la première fois en république tchèque la semaine dernière, ce qui me donne envie de connaître un peu plus la littérature de ce pays.
@ Anne : meurci !!!:o)
@ Hilde : eh oui, j’étais à Royan plus tôt et maintenant je passerai sans doute par chez toi quand tu n’y seras pas :pp Bon, ce sera pour une prochaine fois !!
@ Daniel Fattore : je ne connais pas les livres et auteurs dont vous parlez, merci de les avoir cités pour nous les faire découvrir !
@ Kali : ravie de voir que toi aussi tu es curieuse au sujet de ces auteurs tchèques et slaves :o)
@ Cécile : je crois avoir choisi volontairement des extraits que je trouvais particulièrement bien écrits, et donc plus descriptifs, plus poétiques. Encore une fois je ne peux que te conseiller de te faire toi aussi ta propre opinion sur ce livre qui mérite vraiment d’être découvert… de mon côté je suis totalement enthousiaste !
Écrit par : Lou | 09/08/2008
Écrit par : cecilia | 01/10/2008
Écrit par : Lou | 02/10/2008
Écrit par : Eurydice | 04/10/2008
Écrit par : Lou | 06/10/2008
Écrit par : Eurydice | 15/10/2008
Quant à moi j’ai tellement aimé que je l’ai racheté à mon père pour son anniversaire il y a quinze jours.
Savez-vous par hasard quand est prévue la publication d’un autre roman de Legatova en français ?
Écrit par : Lou | 15/10/2008
Écrit par : Eurydice | 15/10/2008
Écrit par : Lou | 15/10/2008
http://evrydike.wordpress.com/2008/10/16/grand-mere-tableaux-de-la-vie-campagnarde/
mais je ne serais pas très « objective » … ^^
Écrit par : Eurydice | 08/11/2008
Écrit par : Lou | 14/11/2008
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Sonia pour ulike news
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Écrit par : Sonia | 22/04/2009
Écrit par : Poppy | 11/05/2009
Écrit par : Lou | 12/05/2009
🙂
Écrit par : Eurydice | 10/03/2010
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