Chère Barbara,
Lorsque vous nous avez quittés en 1980, le monde était bien différent de celui dans lequel je vis aujourd’hui. Internet n’existait pas, les ordinateurs étaient encore de gros monstres presque inutiles, votre future chroniqueuse dévouée Mademoiselle Lou n’était pas encore née et les dîners livres-échanges n’avaient sans doute pas encore remplacé les réunions Tupperware et les goûters littéraires très formels de la bonne société.
Vous ne pouviez donc pas vous imaginer que 27 ans après votre disparition (car j’ai assisté à ce phénomène pour la première fois l’an dernier), de petits groupes de lecteurs un tantinet bobos se réuniraient à Paris autour de nouilles sautées et de pizzas 4 fromages pour échanger des livres et parler bouquins. Et si vous l’aviez pu, auriez-vous un seul instant songé au rôle prépondérant joué par vos romans dans ces réunions de lecteurs enthousiastes ?
Car chère Barbara, lorsqu’un lecteur est assez fou pour apporter à ces dîners l’un de vos romans, à l’instant où il sort (aussi discrètement que possible) ledit roman de sa besace, un frisson parcourt l’assemblée, quelques exclamations fusent, la tension s’installe, impalpable mais bien réelle. Malgré les plaisanteries (lancées avec un peu plus de nervosité que d’ordinaire), la compétition s’annonce désormais féroce. Tout est bon pour atteindre la victoire : coups d’œil aiguisés aux adversaires ; élaboration d’une stratégie d’urgence en fonction du nombre de lecteurs prêts à tout pour emporter l’objet convoité ; feinte et mise en circulation d’informations erronées (je ne vise pas du tout Isabelle qui lance négligemment pour les pauvres oies blanches non averties : « Barbara Pym c’est vraiment pas terrible, je ne comprends pas ce qu’on lui trouve ! ») ; en dernier recours, mais de façon plus discrète, menaces en amont (« attention cette fois-ci j’ai apporté une hache au cas où ») ou négociations désespérées en aval (« je t’échange tous les livres que j’ai eus contre ton Barbara Pym »).
Et me direz-vous, Barbara, pourquoi un tel engouement ? Pour quelques vieilles filles, un bouquet de pasteurs et une moisson de 5 o’clock teas ? Pour la sérénité et le calme apaisant de vos histoires où rien ne se passe ? Tout cela vous paraît invraisemblable, j’en conviens volontiers.
Alors si vous vous posez encore des questions, je dois vous parler de ma récente immersion dans votre délicieux Crampton Hodnet. Evidemment, cela fait bien longtemps que vous l’avez écrit et vous aurez peut-être oublié cette histoire où les couples se font et se défont à un rythme digne des meilleurs épisodes des Feux de l’Amour (ne me questionnez pas ici sur le sens à donner au mot « meilleurs »).
A Oxford, dans les années trente, dans la plus pure tradition pymesque, vos personnages sont : une vieille femme désagréable qui se mêle de la vie des autres, Tante Maude, et sa demoiselle de compagnie, Miss Morrow, gentille et fade comme il se doit ; Mr Cleveland, universitaire pantouflard et égocentrique se découvrant soudain un certain potentiel de séduction auprès de ses étudiantes ; Barbara Bird, jeune étudiante brillante et romanesque éprise dudit professeur ; un vicaire séduisant croyant chercher le confort monotone d’un foyer de fidèles (si possible vieilles et dévotes, avec une bonne cuisinière) ; Mrs Cleveland, épouse pragmatique et arrangeante ; enfin, Anthea Cleveland, jeune fille en fleur dont le dernier prétendant en date est Simon, étudiant ambitieux et fils de diplomate s’imaginant déjà premier ministre.
Comment vous dire ? Ces jours-ci, en lisant votre savoureux roman, une tasse de thé à portée de main, la pluie venant par intermittence frapper à mon carreau, j’ai eu le sentiment que l’Angleterre était à portée de main, là, dans les bulles tremblotantes flottant à la surface de mon Yunnan tout juste servi.
L’introduction présente ce livre comme l’un de vos premiers, une œuvre moins aboutie ponctuée de petites maladresses. C’est aussi le roman que vous jugiez vous-même le plus drôle. Et c’est tout à fait ce qui séduit à la lecture de Crampton Hodnet.
Il ne se passe pas grand-chose en fin de compte : les demandes en mariage n’aboutissent pas, les vieilles filles restent célibataires ; les maris prêts à faire des démonstrations de virilité rentrent la tête basse au foyer (devrais-je utiliser une autre expression plus appropriée ?), quémandant timidement une nouvelle tasse de thé ; un commérage est remplacé par un autre et si quelques changements éphémères viennent troubler l’apparence de cette vie immobile, ce n’est que pour retourner rapidement dans l’ombre et souligner plus crûment encore l’immuabilité de ces petites vies d’Oxford-Nord.
Ce tableau malicieux de vos contemporains sur lesquels vous portez un regard tendrement cynique est ici empreint d’humour et d’espièglerie. La fatuité est tournée en dérision, les travers de chacun ressortent comme par magie sous une plume taquine. Et voilà comment vous piégez vos lecteurs, en les faisant rire de leurs propres travers et en mettant le doigt sur des paradoxes qui font notre quotidien. Avec ironie, et sans vraiment se l’avouer, ne se reconnaît-on pas un peu dans ces aventuriers du dimanche, ces personnages qui veulent refaire le monde et parlent de vivre intensément leurs passions autour d’un Darjeeling ?
Quoi qu’il en soit, à l’avenir, j’aurai certainement une prédilection pour ce roman de vous que je viens de découvrir, et qui n’est que le deuxième d’une longue liste de bonheurs hautement britanniques à venir.
Espérons que la plupart des romans de la maturité pymesque auront gardé leur vivacité et leur fraîcheur. Si ma première tentative s’est soldée par une simple lecture apaisante pour jeune lectrice surbookée, c’est à Crampton Hodnet que je me suis le plus amusée !
Fort respectueusement votre,
Une nouvelle recrue !
Extraits :
Anthea vient de quitter Simon, reparti à Randolph College :
Anthea était couchée à plat ventre sur son lit, le visage enfoui dans son oreiller. (…) Elle vida d’un trait deux verres d’eau, puis se mit à sa fenêtre et se pencha à l’extérieur. « Pense-t-il à moi ? » chuchota-t-elle à la nuit, envoyant solennellement des baisers dans ce qu’elle imaginait être la direction de Randolph College – baisers qui s’envolèrent en fait, et bien inutilement, vers un séminaire de prêtres catholiques romans non loin de là.
Le vicaire Latimer est sur le point de demander la demoiselle de compagnie Miss Morrow en mariage :
« Ce n’est pas la peine de le regarder à la dérobée, dit Miss Morrow, qui avait suivi son regard. Il est parfaitement naturel d’avoir envie d’un remontant de temps à autre. Mais il ne me semble pas qu’on prenne du sherry après un repas. Ne serait-ce pas plutôt l’heure du porto ?
– Oui, sans doute, répondit Mr. Latimer, agacé par la tournure que prenait la conversation.
– Remarquez, si vous ne considérez que ses vertus médicinales, j’imagine que le moment où vous le buvez n’importe guère. A votre place, j’en prendrais un verre maintenant si cela vous tente » ajouta Miss Morrow.
Un verre de sherry lui serait de peu de secours, mais Mr. Latimer se sentit encouragé. « Comme vous me comprenez bien ! soupira-t-il. Vous aussi devez ressentir cette tristesse ici, cette impression de se trouver dans une prison… » Il agita les mains avec de grands gestes d’oiseau pris au piège.
« Naturellement, je l’ai ressenti, répondit vivement Miss Morrow. Je vous l’ai dit quand vous êtes arrivé. Mais pour moi, les choses sont différentes ; en tant que demoiselle de compagnie, je suis payée pour endurer cette tristesse ; c’est mon lot. Quoique, dans l’ensemble, j’aie de la chance – et j’aime beaucoup la vie.
– Vous aimez la vie ? demanda Mr. Latimer comme si c’était une découverte pour lui.
– Bien sûr. Et vous devriez l’aimer davantage encore parce que vous êtes jeune.
– Mais, je ne suis pas jeune, répondit Mr. Latimer. Nous ne le sommes ni l’un ni l’autre. Sans être vieux non plus. » Sa voix se chargea d’espoir. « Oh, miss Morrow – Janie ! s’exclama-t-il soudain.
– Voyons, mon prénom n’est pas Janie.
– Il commence bien par un J, non ? » rétorqua-t-il plutôt sèchement. Il était agaçant d’être arrêté par de telles banalités. Qu’importait donc son prénom à un moment pareil ?
« Je m’appelle Jessie, si vous voulez savoir ; enfin, Jessica, plutôt, dit-elle sans même lever les yeux de son tricot.
– Oh, Jessica, poursuivit Mr. Latimer qui commençait à perdre de son aplomb, ne pourrions-nous fuir tout cela ensemble ? »
Miss Morrow se mit à rire. “Oh, vraiment, dit-elle, vous devrez m’excuser, mais cela me fait si drôle de m’entendre appeler Jessica. Je crois que j’aime assez cela d’ailleurs ; cela fait plus digne.
– Eh bien ? lui demanda Mr. Latimer qui se sentait alors aussi effondré que tout homme dont la demande en mariage vient d’être entièrement ignorée.
– Eh bien quoi ? reprit Miss Morrow.
– Je vous ai demandé : ne pourrions-nous fuir tout cela ensemble ?
– Vous voulez dire sortir ce soir ? répondit-elle en lançant un regard indifférent vers l’horloge de marbre sur la cheminée. Aller au cinéma ou quelque chose comme ça ? »
Mr. Latimer était parvenu à un état d’exaspération tel qu’il se résolut à être tout à fait direct. Il n’était pas possible que sa niaiserie ne fût pas feinte. Elle essayait de le mettre en colère. « Je suis en train de vous demander de m’épouser, de devenir ma femme, lui dit-il, en articulant chaque syllabe.
– Ah, bon ! dit Miss Morrow. Je croyais que vous vouliez seulement dire sortir ce soir.”
Ah bon ! Demande en mariage avait-elle jamais reçu pareil accueil ? « Vous pourriez au moins me donner une réponse, lança-t-il froidement.
– Vous êtes vraiment sérieux ? demanda Miss Morrow. On ne le croirait pas, mais apparemment vous l’êtes. Personne n’oserait demander ma main même par plaisanterie…. De crainte que je n’accepte.
– Vous êtes une femme charmante, affirma sans aucun enthousiasme Mr. Latimer, qui boudait maintenant.
– Naturellement, je suis très flattée que vous ayez voulu – ou cru vouloir – m’épouser, dit posément Miss Morrow, mais j’ai peur que la réponse doive être non. » Elle s’interrompit un instant avant de reprendre sur un ton plein de sollicitude. « Vous ne semblez pas dans votre état normal ce soir. Vous vous êtes surmené sans doute. Je vais demander à Florence qu’elle vous prépare une tasse d’Ovomaltine, voulez-vous ?
– Vous pourriez au moins me faire la grâce de penser que je sais ce que je dis, rétorqua Mr. Latimer, avec colère. Je vous respecte et vous estime beaucoup, continua-t-il sur le même ton. Je crois que nous pourrions être très heureux ensemble.
– Mais m’aimez-vous ? lui demanda doucement Miss Morrow.
– Si je vous aime ? s’exclama-t-il, indigné. Mais je viens de vous le dire ! »
En parlant des maris :
« Quand on a été mariée à quelqu’un pendant près de vingt ans, on se fait à sa présence dans la maison. Et quand il vous quitte, c’est comme si l’on avait enlevé un meuble et qu’on se retrouvait avec un mur nu en face de soi… »
« Imaginez-vous, poursuivit Lady Beddoes, que nous avions à Varsovie une impressionnante desserte en acajou à laquelle Lyall (le mari en question) tenait beaucoup. Eh bien, nous ne l’avons pas rapportée en Angleterre et Lyall n’a vécu que dix-huit mois à Chester Square. Peut-être était-ce un signe… quoique Lyall ne fût pas un homme d’une stature imposante. Il était même de petite taille, pas aussi grand que moi avec mes talons. »
Et pour finir, une charmante conversation entre Miss Doggett (alias Tante Maude) et sa demoiselle de compagnie (après la demande en mariage dont elle ne sait rien) :
« Miss Morrow, dit-elle, j’espère que vous ne vous faites pas d’idées à propos de Mr. Latimer. Mrs. Wardell a cru vous voir vous abriter ensemble dans la remise à outils. »
(…) « Je crois avoir passé l’âge où je pourrais me faire des idées, répondit-elle d’un air modeste.
– Justement, rétorqua Miss Doggett sur un ton de remontrance. Ce sont les femmes sans attraits et plus toutes jeunes qui risquent le plus de perdre la tête. »
J’ai déjà parlé de Barbara Pym ici !
277 p
Barbara Pym, Crampton Hodnet, 1940
Challenge anti-PAL 2008
Commentaires
Écrit par : maijo | 10/03/2008
Écrit par : choupynette | 10/03/2008
vraiment bravo, très bien écrit, avec un ton… je ne sais pas quel ton mais j’aime beaucoup !
tu me donnerais presque plutôt envie de lire un livre que tu as écris toi! 😉
Écrit par : Emeraude | 10/03/2008
Écrit par : Anne | 11/03/2008
Écrit par : Karine | 11/03/2008
Écrit par : canthilde | 11/03/2008
ps : tu devrais essayer Pancol !
Écrit par : cathulu | 11/03/2008
Écrit par : Grominou | 11/03/2008
@ Emeraude : c’est un très joli compliment, je suis touchée ! Je ne crois pas beaucoup à mon avenir littéraire mais peut-être me remettrai-je au moins un jour à gribouiller 😉
@ Anne : Ouf ! Si c’est de joie, alors ça va !
@ Karine : et c’est un grand plaisir que de voir ton enthousiasme !
@ Canthilde : ah ! Trollope fait partie des grands classiques anglais que je veux encore découvrir ! J’ai hâte de savoir ce que tu en dis… j’ai déjà tellement de romans à découvrir sur ton blog ! 🙂
@ Cathulu : merci du conseil 😉
Écrit par : Lou | 11/03/2008
Écrit par : praline | 12/03/2008
Écrit par : Lou | 12/03/2008
Écrit par : Joelle | 12/03/2008
Écrit par : Florinette | 12/03/2008
En tout cas, ça me plaît drôlement !!!! J’en suis du nombre, tiens ! ;))
Excellent billet ! ça donne envie de commencer par celui-là chez Barbara Pym ! ! !
Écrit par : Clarabel | 12/03/2008
@ Florinette : hihi, je te la présenterai autour d’une tasse d’Earl Grey si tu veux !
@ Clarabel : alors le challenge anti-PAL, c’est un challenge totalement louesque créé parce que d’une part je n’avais pas du tout suivi le challenge ABC 2007, d’autre part parce que je ne voulais pas me forcer à découvrir des auteurs qui ne me tentent pas a priori. Comme ma PAL est une monstruosité à elle seule, j’ai décidé de faire mon challenge anti-PAL en 24 points avec multi-options. En gros le challenge comporte une quarantaine de livres de ma PAL, et si j’en lis 24 parmi ceux-là j’aurai réussi mon challenge :o)
Quant à Barbara Pym, je suis ravie de t’avoir donné envie de découvrir cette charmante vieille dame !
Écrit par : Lou | 12/03/2008
(bon j’arrête mes questions !) 🙂
Écrit par : Tamara | 12/03/2008
Écrit par : Lou | 12/03/2008
Écrit par : Joelle | 13/03/2008
Écrit par : La liseuse | 13/03/2008
@ La liseuse : beuh… merci :p Contente d’avoir communiqué mon enthousiasme !
Écrit par : Lou | 13/03/2008
Écrit par : Gachucha | 16/03/2008
Écrit par : Lou | 17/03/2008
Écrit par : Flo | 22/03/2008
Écrit par : Lou | 23/03/2008
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