Le souffle coupé

13405de2879aaaa2e3bebad43fd651d4.jpgLe week-end dernier, votre fidèle chroniqueuse s’est engouffrée dans le train 8329 en partance pour la Rochelle, avec pour tout compagnon Le Destin de Mr Crump, roman finalement choisi à la dernière minute pour un week-end qui s’annonçait chargé. En sirotant un thé aux chrysanthèmes (boisson assez étrange, je vous l’accorde), j’ai donc commencé ma lecture, me trouvant mêlée presque malgré moi au destin de deux familles, les Crump et les Vilas.

1st round : Anne Bronson Vilas entre en scène. Personnage louche, Anne est de celles qui pérorent à longueur de journée, s’extasiant sur la beauté de sa fille, pleurant sur le destin tragique de sa défunte mère, s’apitoyant sur son propre sort de femme parfaite prise au piège d’un affreux mariage qui l’a contrainte aux pires renoncements. Dans un kimono sale, des mèches grises et sales s’échappant de sa coiffure négligée, Anne clame de façon outrancière son âge, ses quelques neuf ans de plus que son époux… vingt années réduites à neuf dans sa bouche. Les frasques de la famille, l’alcool, la crasse, le vice, la perversité des femmes Bronson font du destin d’Anne Bronson un récit particulièrement étonnant, qui, tout en dégoûtant le lecteur, parvient à éveiller sa curiosité pour l’entraîner dans le récit du pire mariage qui soit, de l’enfer de la vie de couple.

2nd round : on s’ennuie un peu. Après la première partie haute en couleur, on trouve que l’écriture mollit un peu lorsqu’il s’agit d’Herbert Crump. Le mot « misogynie » n’est pas loin : après le portrait détestable d’une femme qui l’est tout autant, la vie de parfaits petits bourgeois dans une parfaite petite ville puritaine fait pâle figure. On sent le manichéisme poindre le bout de son nez, on reproche secrètement au narrateur de tirer de trop grosses ficelles et d’user d’arguments un peu grossiers. Quelques bâillements plus loin, on laisse le destin mortellement ennuyeux de la respectueuse famille Crump pour ce qui sera le cœur de l’intrigue : la rencontre d’Anne et d’Herbert.

3rd round : De la rencontre a priori innocente va naître toute l’intrigue. De là découleront toutes les bassesses, les mesquineries, l’abus de confiance, les remords et la souffrance. Malgré le quatrième de couverture qui en disait déjà beaucoup – trop peut-être, je ne pouvais pas m’empêcher d’espérer une fin  plus heureuse, un dénouement moins tragique. Pendant près de 300 pages, je me suis interrogée sur les motivations d’Anne Bronson Vilas Crump, sur ce qui pouvait la pousser à être l’odieuse épouse qu’elle est, ce qui lui faisait fermer les yeux sur les échanges de regard et les haussements de sourcils devant ses éclats et sa grossièreté sans limite. Si le narrateur ne lui laisse aucune chance, en dépeignant une harpie vulgaire terrorisant son jeune époux brillant, bon et malheureux, je ne me suis à aucun moment lassée de cet enchaînement d’événements dont je voyais forcément l’issue fatale. Si à aucun moment l’espoir n’est permis, on ne peut s’empêcher tour à tour de vibrer ou de trembler avec Herbert, dont la jeunesse a été ravie par un mauvais tour réalisé avec une habileté déconcertante. Dans un sublime crescendo, on assiste à la descente aux enfers des protagonistes, persécutrice et persécuté sombrant ensemble dans un abîme sans fin de haine et de rancœur.

Que dire de ce roman, si ce n’est que j’en sors bouleversée ? Si j’ai eu quelques doutes au début, et si je persiste à penser suite à l’épilogue que ce roman est relativement misogyne – à l’en croire, les hommes seraient sans défense et les femmes auraient leur mari à leur merci aux Etats-Unis au début du XXe, ce sur quoi je me permets d’émettre quelques réserves – je comprends désormais pourquoi Freud et Thomas Mann ont déclaré que ce livre était un chef d’œuvre. Si sa lecture est à la fois plaisante et dérangeante, si l’on oscille toujours entre réflexion et abandon romanesque, ce livre reste à n’en pas douter l’un des meilleurs que j’ai lus dernièrement, à n’en pas douter un classique incontournable, mené d’une main de maître et comptant parmi les plus belles réussites de la littérature américaine. D’où cette note empreinte de respect pour Ludwig Lewisohn, injustement condamné par les critiques puis oublié. Je n’ai peut-être pas su bien exprimer ce que j’ai ressenti à la lecture de cette œuvre mémorable ; difficile de résumer tout cela par un « j’ai aimé / je n’ai pas aimé ». Mais je conclurai en disant que je suis vraiment admirative : à mes yeux Le Destin de Mr Crump mérite toute notre attention.  

406 p

Commentaires

allez c’est vendu: je note le bouquin (en plus j’adore cette collection!)

Écrit par : katell bouali | 30/06/2007

Diantre quelle histoire ! Il semble y avoir matière à disséquer cette relation cliniquement ( c’est une manie chez moi!).

Écrit par : Moustafette | 30/06/2007

J’ai lu quelques lettres de ce livre en anglais et ça a l’air pas mal sauf qu’en version originale l’ancien anglais peut être un obstacle à la lecture.

Écrit par : Laetitia | 01/07/2007

J’ai lu quelques lettres de ce livre en anglais et ça a l’air pas mal sauf qu’en version originale l’ancien anglais peut être un obstacle à la lecture.

Écrit par : Laetitia | 01/07/2007

@ Katell Bouali : moi aussi, c’est une source sûre !

@ Moustafette : et c’est exactement ce que fait le narrateur, et pourtant le lecteur doit aussi faire un effort de réflexion pour essayer de comprendre le pourquoi du comment !

@ Laetitia : je ne l’ai pas vu en anglais mais je serais curieuse de voir ce que ça donne. Je trouve que l’anglais de cette époque est assez inégal selon les auteurs, certains étant très accessibles et d’autres employant des tournures un peu bizarres !

Écrit par : Lou | 01/07/2007

Ah !! je suis contente que tu aies aimé ce livre, c’est celui que je t’avais conseillé dans un précédent commentaire et qui m’a également beaucoup marquée.

Écrit par : marie | 02/07/2007

J’en prends bonne note, on ne sait jamais, même s’il a l’air un peu trop misogyne à mon gout !

Écrit par : Florinette | 02/07/2007

super chronique… ca donne envie. hop, sur le calepin! :o)

Écrit par : Choupynette | 03/07/2007

@ Marie : vraiment remarquable, je suis d’accord avec toi !

@ Florinette : c’est peut-être la fille rebelle en moi qui se révolte en soulignant ces points-là… je ne suis pas sure que ça marque beaucoup de lecteurs !

@ Choupynette : alors je n’ai pas complètement râté ma chronique;o) merci à toi !

Écrit par : Lou | 05/07/2007

Du thé aux chrysanthèmes? Mais où as donc tu trouvé cet étrange breuvage? Je suis curieuse d’en savoir un peu plus.

Écrit par : Hilde | 07/07/2007

@ Hilde : chez Tang Frères dans le 13e à Paris :)… c’est plus sucré que je ne le croyais, pas franchement pour les amateurs de bon thé, mais bon, ça change d’un jus de fruit classique !

Écrit par : Lou | 08/07/2007

Livre lu, il y a plusieurs années. Remarquable et ça se lit facilement. L’enfer du couple dans toute son horreur.

Écrit par : dasola | 29/09/2007

@ Dasola : j’ai découvert qu’il existait un autre livre de cet auteur chez le même éditeur… toujours sur l’enfer du couple il me semble !

Écrit par : Lou | 29/09/2007

C’est à peine morbide le thé aux chrysanthèmes !! (ça m’intéresse du coup, j’ai dit à ma mère en rigolant que c’étaient mes fleurs préférées il y a quelques jours, elle a fait une tête !! )

Sinon, je viens de tomber sur ce billet et je suis ravie : j’ai acheté ce livre il y a quelques mois, par hasard je pense, parce qu’il était écrit qu’il s’agissait d’un grand roman américain. Ca a l’air oppressant mais magistral.

Écrit par : Lilly | 30/05/2010

@ Lilly : Mr Lou m’avait suggéré ça une fois en cadeau pour quelqu’un ou en déco pour chez nous, je ne sais plus… j’avoue que je fais aussi un petit blocage quand il s’agit d’introduire ces fleurs chez moi. Sauf sous forme de thé, là je tente tout ! J’ai acheté ça chez Tang Frères à Paris, en fait c’est en quelque sorte de l’Ice Tea à base de thé aux crysanthèmes. Pas trop mon truc au final (un peu trop sucré) mais c’est original. Par contre j’adore le thé à la racine de muguet, découvert dans un resto coréen. Je vais essayer de le trouver dans une supérette coréenne près de chez moi, j’espère que c’est faisable !
Quant à ce roman je l’ai fait lire à un ami peu porté sur les Américains de cette période et il a été lui aussi emballé. Je repousse toujours l’achat des autres titres de Lewisohn mais je finirai bien par les lire. Dans l’immédiat je vais me remettre à Wharton et Woolf :o)

Écrit par : Lou | 30/05/2010

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