Elizabeth Jenkins, Harriet

1875. Harriet est une fille de bonne famille, vivant avec sa mère et son beau-père alors qu’elle a déjà atteint la trentaine. La jeune femme (plus toute fraîche si l’on adopte un point de vue victorien) est simple d’esprit. Si elle sait soigner sa personne et accorde une attention particulière à sa garde-robe, Harriet trahit son état par un rictus curieux, des paupières tombantes et des réactions parfois déroutantes. Afin de se soulager un peu, sa mère l’envoie régulièrement chez des proches à qui elle verse une pension pour l’accueillir. C’est lors d’une de ces « escapades » qu’Harriet fait la connaissance d’un certain Lewis. Venu courtiser Alice, la jeune fille de la maison, Lewis apprend qu’Harriet dispose de 3000 livres auxquelles s’ajouteront 2000 livres à la mort de sa tante. Dès lors, Lewis décide de la séduire pour mettre la main sur cette coquette somme. Il décide de faire l’impasse sur l’âge assez « avancé » de sa promise et sur ses défauts d’élocution et de compréhension, persuadé de pouvoir s’en accommoder d’une façon ou d’une autre. Pour parvenir à ses fins il écarte la mère d’Harriet (qui bien entendu juge leur histoire avec lucidicité et s’inquiète pour sa fille). La jeune femme devient entièrement dépendante de Lewis et de son entourage. Une fois le mariage passé, Harriet est progressivement isolée. Lewis reprend son aventure avec Alice là où il l’avait laissée. Aidé de son frère Patrick et de sa belle-soeur Elizabeth, il entreprend d’écarter la pauvre Harriet.

Un roman sur un fait divers victorien ! Mais quelle sinistre affaire ! Elizabeth Jenkins s’est intéressée à un procès retentissant de la deuxième moitié du XIXe siècle. Celui-ci a fait couler beaucoup d’encre, d’une part en raison des faits reprochés aux quatre coupables, mais aussi parce que le jugement initial (leur condamnation à mort) fut remis en cause car jugé un peu expéditif (un juge partial, une argumentation de la défense rapidement écartée). Cette affaire aurait donc eu un impact important sur l’évolution de la justice anglaise et la possibilité de faire appel. Les faits n’en restent pas moins épouvantables.

En s’appuyant sur le compte-rendu du procès, Elizabeth Jenkins s’est employée à imaginer comment les faits avaient pu s’enchaîner. Là où le fait divers sert de matière à la trame de l’histoire, le roman comble le vide et imagine les réactions et les motivations des différents protagonistes, ainsi que la façon dont, de fil en aiguille, la vie d’Harriet a basculé.

[Spoilers dans ce paragraphe] Femme riche et un brin suffisante, Harriet n’a pas les capacités intellectuelles qui lui permettraient de voir clair dans le jeu de Lewis. Elle s’en remet ainsi entièrement à lui et lui confie toute sa fortune, perdant de même tout son attrait. Petit à petit, les marques d’attention font place à l’agacement. On l’écarte, on l’isole, on ne lui adresse plus la parole.  On la prive de ses vêtements et bijoux pour les offrir à la maîtresse du mari. On ne la nourrit plus correctement. Et, inexorablement, l’équilibre se rompt. Les « proches » d’Harriet deviennent ses gardiens et la négligence prend une nouvelle dimension. S’il y a débat sur les causes de la mort, il n’y en a pas sur l’état d’Harriet : apparemment maltraitée, la jeune femme était exsangue, recouverte d’une telle couche de crasse que l’infirmière ne parvenait pas à la laver, ses pieds recouverts d’une corne épaisse, sa tête grouillant de poux.

Ce texte est très subtil. L’évolution de la relation entre Harriet et ses tortionnaires est habilement décrite. L’histoire est présentée du point de vue des coupables, pour qui la jeune femme n’est qu’une quelconque nuisance négligeable, à la marge de leur existence. Ce n’est donc qu’indirectement que l’on devine le sort qui lui est réservé. La vérité éclate à la fin, avec beaucoup plus de force en raison des nombreux non-dits. Par ailleurs Jenkins sait ménager son effet. Alors qu’on imagine que le mariage n’est pas consommé, on apprend au détour d’une phrase qu’il y a eu un enfant. Une autre fois, Harriet dérange par son attitude ; Patrick s’approche et l’on devine la scène aux mots de sa femme, qui craint qu’il ne tue leur prisonnière. Ou encore, quand Harriet doit signer un acte pour que son mari dispose des 2000 euros de sa tante, on lui met une voilette car elle a un bleu au visage.

Un roman cruel mais très maîtrisé et d’une grande force.

Une lecture commune avec Fanny. D’autres avis chez Titine ainsi que Clara, dont le billet m’avait initialement donné envie de lire ce roman.

Un article de Rachel Cooke (également auteur de la postface) sur ce qu’on a appelé The Penge Mystery. L’article de Wikipedia.

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288 p

Elizabeth Jenkins, Harriet, 1934

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Commentaires

Moi aussi il me tente beaucoup !

Écrit par : maggie | 04/04/2014

@ Maggie : je suis certaine qu’il t’intéresserait énormément !

Écrit par : Lou | 04/04/2014

et bin on retrouve les themes mais quelle fin…tout a fait differente didonc….il y avait quand meme beaucoup d’ecrivaines victoriennes c fou…;)

Écrit par : rachel | 04/04/2014

@ Rachel : Elizabeth Jenkins n’est pas victorienne en fait, elle a vécu au XXe et est morte assez récemment. Ce roman a été publié en 1934. Je pensais moi aussi à l’origine que c’était une Victorienne, ne la connaissant pas quand j’ai repéré ce titre.

Écrit par : Lou | 06/04/2014

Nous avons le même avis sur ce roman. C’est terrible ce qu’a vécu Harriet. Le fait qu’il s’agisse d’une histoire vraie augmente encore la tension et l’effet produit par l’auteure. Une belle lecture en ta compagnie.

Écrit par : Fanny | 06/04/2014

Entièrement d’accord avec toi sur ce livre, j’ai beaucoup aimé son choix de nous livrer l’intrigue du point de vue des tortionnaires de Harriet. L’horreur découle de la suggestion.

Écrit par : Titine | 06/04/2014

ouf je ne suis pas la seule a mettre trompe…mais y’a vraiment beaucoup d’auteures victoriennes, non?….;)

Écrit par : rachel | 06/04/2014

@ Fanny : je suis ravie d’avoir fait cette LC avec toi même si nous avons finalement quelque peu modifié la date finale :o) J’ai enfin sorti ce livre de ma PAL !

@ Titine : tout à fait, la suggestion rend le propos particulièrement efficace ! Nous avons bien fait de suivre les conseils de Clara qui nous avaient tentées pendant notre dernier Mois anglais !

@ Rachel : j’ai l’impression qu’il y en a davantage de connues que de femmes écrivains en France à la même époque, en tout cas davantage de noms me viennent à l’esprit. Pareil pour le début du XXe.

Écrit par : Lou | 06/04/2014

Ton avis et celui de Fanny me donne envie de le découvrir. Merci.

Écrit par : marie et anne | 06/04/2014

bin j’avoue ne pas savoir…je lis rarement des femmes….et de cette epoque…;)

Écrit par : rachel | 07/04/2014

Une histoire d’autant plus glaçante qu’elle est authentique.
J’imagine le désarroi de sa mère qui a pressenti les choses et n’a pas pu intervenir. 🙁

Écrit par : Soie | 08/04/2014

Je n’aurais pas instinctivement été attirée vers ce type de récit mais franchement, en lisant ton billet, je suis trèèèèès tentée !! 🙂 Merci pour l’idée, je vais lire les articles que tu cites.

Écrit par : FondantOchocolat | 09/04/2014

Terrible et haletant ! Je n’ai pas pu le lâcher.

Écrit par : Theoma | 09/04/2014

D’accord avec FondantOchocolat. Ton billet donne envie, même si le thème est dur.

Écrit par : Edelwe | 09/04/2014

@ Marie et Anne : j’en suis ravie ! J’espère que tu te décideras à le lire, c’est vraiment une lecture intéressante !

@ Rachel : comment ça tu lis rarement des femmes ? :o) je me rends compte depuis quelques années que je suis souvent sensible aux plumes féminines et aux livres dans lesquels les femmes ont des rôles intéressants (pas toujours en tant qu’héroïnes mais qu’au moins que les personnages féminins soient bien traités).

@ Soie : la mère a un rôle curieux, elle n’hésite pas à envoyer sa fille à gauche et à droite pour avoir un peu la paix, puis elle disparaît de la vie de sa fille pendant un certain temps… malgré tout elle finit par vraiment s’inquiéter et à trouver curieux de n’avoir aucune possibilité de voir sa fille et fait une déposition auprès de la police avant le décès d’Harriet… malheureusement en vain.

@ FondantOChocolat : je suis ravie de t’avoir tentée ! J’espère lire bientôt ton avis :o)

@ Theoma : Je n’avais pas vu ton avis, je vais aller le voir de ce pas. Effectivement ce livre est difficile à lâcher !

@ Edelwe : le thème est dur mais finalement la façon de le traiter fait qu’on n’a pas pleinement conscience de tout ce qui se passe. Bien sûr on devine et les non-dits sont finalement moins rassurants mais Elizabeth Jenkins ne se complaît pas dans la description de scènes d’horreur longues et détaillées.

Écrit par : Lou | 09/04/2014

bin oui je sais pas pourquoi, je suis plus attiree par les histoires « gars »…bien que de plus en plus cette difference se fait de moins en moins…et je peux te dire que je trouve des femmes avec des caracteres sous la plume des hommes….;)

Écrit par : rachel | 09/04/2014

Ce roman a l’air passionnant… c’est un grand format, ou un poche ? (remarque je peux peut-être chercher moi même 😉 !)
Les victorien sont décidément très fort ! il me faut ce roman !

Écrit par : Valou | 14/04/2014

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