Il contint la mer

cloutier_ce qui s'endigue.jpgDeux destins en parallèle font l’objet de ce roman : celui d’Anna et celui d’Angela. Venant de milieux sociaux très différents, toutes deux se rencontrent pour la première fois en maternelle. Anne est blonde, angélique, c’est l’illustration parfaite de la petite fille modèle. Angela est plus ronde, impétueuse, colérique. Un vrai garçon manqué. Elle est aussi remarquablement intelligente. Anna incarne pour Angela un idéal impossible à atteindre, la féminité, la perfection ; ce qui lui vaut des remarques blessantes, des bousculades. Angela lui fait peur.

De leur conception à leur mort, le lecteur suit chaque étape majeure de la vie de ces deux femmes qui se croisent, se perdent de vue et se retrouvent vraiment lorsqu’elles atteignent la soixantaine.

L’époque est assez confuse. Couvrant 90 ans, on suppose qu’elle commence dans les années 1950 ou 1960 (car l’amant d’Anna naît en 1953). L’action se déroule essentiellement en Hollande mais certains personnages la quittent pour mieux se retrouver, en Indonésie et en Normandie.

Ce qui s’endigue est un roman poétique et ambitieux auquel j’ai trouvé beaucoup de qualités, à commencer par l’écriture très annie cloutier.jpgtravaillée, souvent pleine de rythme et d’exactitude. Comme dans cette phrase rapide, heurtée : Il s’agit de cette kalachnikov de mots mortifiants qu’à tout propos elle décharge sur ses consoeurs effarouchées. (p52)

Toute l’attention du narrateur est portée sur les personnages, avec leurs particularités, leurs doutes, leurs souffrances, la perception qu’ils ont de leur environnement, leurs envies, leurs victoires intérieures. Cet aspect psychologique très fouillé fait la force du roman, malgré quelques éléments à mon avis un peu maladroits. L’opposition marquée entre Angela et Anna est notamment renforcée par l’aternance de passages courts consacrés à l’une ou à l’autre. Dans leurs plus jeunes années, lorsque leur parcours est encore semblable, ces extraits s’enchaînent rapidement et permettent d’envisager le caractère de chaque enfant alors qu’il n’a pas encore vraiment été façonné au gré des rencontres et des expériences.

En soupirant, Anna se remet au travail. Son écriture est un sillon creusé à même le papier recyclé. Elle appuie si fort qu’une fois la page remplie, le centre de son travail semble avalé par l’épaisseur du cahier. Elle s’applique. Il arrive qu’elle travaille des heures et des heures et que les épicéas, brassés par des averses venteuses, se penchent jusque tard dans la nuit même. Il arrive aussi que la mélancolie l’étreigne si fort qu’elle en omette de descendre s’alimenter, qu’elle en néglige de se coucher. Ces soirs-là, il arrive qu’elle émerge de son apesanteur en même temps que l’incandescence blafarde des matins de novembre. Alors, d’un geste d’automate plutôt las, elle se remet à résoudre des équations ou à analyser les enjeux historiques de la décolonisation en Indonésie. (p45)

Enfin, Annie Cloutier maîtrise parfaitement certains sujets (dans lesquels elle s’est spécialisée, d’après l’éditeur) : la féminité, la sexualité, la maternité et leur impact sur la construction de l’identité. La maternité comble par exemple les besoins d’Angela pendant plusieurs années, jusqu’à ce qu’elle éprouve l’envie de se réaliser elle-même, d’exister en dehors de son foyer, d’accomplir des choses importantes qui lui donneront l’impression de se retrouver. Cette quête est d’ailleurs aussi celle d’Anna, qui jusqu’à la fin avance d’un pas assez mécanique, ne réalisant que très tard que tel devait être son parcours. Le doute qui ne quitte pas Anna et Angela est très bien perçu par le lecteur et le rapproche des personnages, qui à cet égard sont très crédibles.

Quelques éléments m’ont tout de même un peu gênée.

Des mots et expressions néerlandais ponctuent assez souvent le récit, en particulier au début. Certains sont vraiment propres à la culture hollandaise et me semblent justifiés. Mais pourquoi ne pas écrire en français un terme tel que « siège de bébé » ou « sage-femme » ? Par ailleurs tous les termes sont à rechercher à la fin du livre, ce qui est agaçant et coupe parfois complètement le rythme (p 31 par exemple).

Le temps s’écoule très rapidement, avec beaucoup de fluidité – à tel point que les personnages ont parfois vieilli de dix ans en quelques lignes. Cela donne très justement l’impression d’assister à un flux incontrôlable. Sans doute pour cela, l’évolution des technologies ou des modes de transport n’est pas du tout mise en avant… au point de permettre au frère d’Anna (p52, a priori dans les années 1980 ou 1990, voire peut-être avant) puis au fils d’Angela (p156) d’avoir tous deux un iPod. D’où un peu de confusion avec le défilement des années.

Enfin, avec le recul (car cela n’a pas du tout entravé le plaisir de la lecture), j’ai trouvé certains partis pris de l’auteur un peu caricaturaux : l’évolution de deux femmes qui au final croisent les mêmes figures emblématiques des hautes sphères de la vie publique (possible, mais assez improbable) ; le fait que la brillante Angela soit frustrée par son propre destin au point d’être obsédée par Anna pendant toute sa vie, même lorsqu’elle la perd de vue pendant très longtemps ; le poids peut-être trop important de l’origine sociale, et plus particulièrement l’engagement anticapitaliste et idéaliste d’Angela qui est parfois un peu maladroit. Ce sujet qui pourrait faire l’objet d’un livre plus engagé a tendance à parasiter un peu la question plus personnelle du choix de vie de ces femmes. C’est un thème intéressant mais qui à mon avis dessert un peu ce roman en l’alourdissant, au risque de perdre en crédibilité.

Un beau livre malgré tout, un peu inégal mais bien construit ; un roman aux passages souvent savoureux et très bien écrits. Et puis amis lecteurs, j’aime particulièrement les romans psychologiques et les thèmes traités par Annie Cloutier. Alors personnellement, je compte bien la relire un jour (Annie Cloutier, si jamais vous vous perdez un jour dans la jungle des blogs et atterrissez ici, sachez que j’attends avec impatience votre prochain roman !). Bref. Je résume : c’est vachement bien. Lisez-le.

Deuxième livre pour la présélection du P5C.

 

235 p

Annie Cloutier, Ce qui s’endigue, 2009

scheveningen-nl265.jpg
2008-07_scheveningen_depier.jpg

Commentaires

Un beau billet, un livre qui m’intéresse bien aussi j’espère le trouvé à la librairie du Québec. Les livres québécois réussis sont en générale très attachants 😉 et accompagnés par une jolie écriture, en plus c’est plaisant !

Écrit par : Alice | 05/05/2009

La Recrue en a parlé le mois dernier, plusieurs ont eu des commentaires positifs mais je ne suis pas tentée… j’ai peur que ces mots en néerlandais m’énervent!!! Bonne journée Lou!

Écrit par : Karine 🙂 | 05/05/2009

oui didonc…comme karine…pas tentee…ah! les relations humaines on les « admire » tous les jours…;o)…

Écrit par : rachel | 05/05/2009

@ Alice : j’espère qu’on peut le trouver facilement, je pense que je l’achèterai pour des cadeaux et peut-être aussi un jour pour moi pour le relire. Il faut que j’aille un jour à la librairie du Québec et j’aimerais beaucoup qu’on aille ensemble à la librairie dont tu me parlais dans le quartier latin !

@ Karine 🙂 : Je crois avoir vu un article de La Recrue effectivement. Vraiment tu sais ces mots en néerlandais sont surtout présents au début et si ça m’a énervée, je garde globalement un souvenir très positif aujourd’hui. D’ailleurs je l’ai recommandé dans le cadre de la présélection.

@ Rachel : dommage, c’est mon préféré de la présélection:( J’aurais dû insister uniquement sur les points positifs car au final c’est vraiment ce qui me reste !

Écrit par : Lou | 05/05/2009

Ouah quel billet attachant, avec ton billet seulement on rentre déjà dans l’histoire !!! merci à toi !!!

Écrit par : Hambre | 05/05/2009

Oui, ton commentaire donne vraiment envie de découvrir cette auteur que je ne connaissais pas.

Écrit par : Aileean | 06/05/2009

Joli billet. Pas lu ce livre, mais visiblement une belle écriture et une idem pour l’histoire.

Écrit par : Lilibook | 06/05/2009

@ Hambre : merci pour ton joli compliment :o)

@ Aileean : je ne connaissais pas du tout non plus ! Il faut dire que je ne connais presque rien à la littérature canadienne (francophone ou anglophone). A part quelques noms très connus, en somme.

@ Lilibook : oui, un très joli roman, je le recommande vraiment !

Écrit par : Lou | 06/05/2009

C’est noté!

Écrit par : Edelwe | 06/05/2009

@ Edelwe : tu ne devrais pas le regretter, malgré les petits défauts :o)

Écrit par : Lou | 11/05/2009

Pas sûre de vouloir lire ce livre, mais je veux te complimenter sur la qualité de tes billets, que je trouve vraiement excellents, passionnants, bien écrits, avec des références, bien détaillés, bref, du beau travail d’analyse et d’écriture, bravo !

Écrit par : liliba | 11/05/2009

@ Liliba : beuh… :o) C’est vraiment super gentil, ton compliment me fait très plaisir ! Je ne suis pas toujours satisfaite de ce que j’écris mais je suis vraiment contente quand je peux échanger avec d’autres blogueurs ou lecteurs suite à mes billets. Du coup je m’applique autant que je peux en préparant mes petites chroniques ^^ Merci à toi pour cet encouragement !

Écrit par : Lou | 12/05/2009

Non l’histoire ne me dit rien….

Écrit par : Hambre | 18/05/2009

@ Hambre : Rha… c’est dommage, vraiment c’est un livre qui, a posteriori, m’a laissé un excellent souvenir. Peut-être que je le rachèterai un jour, en tout cas c’est un très très bon roman :o)

Écrit par : Lou | 18/05/2009

Les commentaires sont fermés.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *